Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

samedi 27 septembre 2014

La Nouvelle du Samedi : Le manquant

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HuffPostMaghreb,13 septembre 2014
Akram Belkaïd, Paris

Dans l’obscurité, assise sur le bout de lit, le dos courbé, une tablette posée sur ses cuisses, elle ne quitte pas l’écran des yeux. Dix fois, cent fois, demain mille fois, elle se repasse la même séquence. Une seule pression du doigt pour voir et revoir l’horreur. Un homme en noir, masqué, poignard à la main. Un décor d’ocre, presque lunaire, sur fond d’azur et cet insupportable discours en anglais avec quelques sous-titres hasardeux en français. A ses pieds, un autre homme. A genoux, vêtu d’orange, les mains liées. Comme ceux qui l’ont précédé. Il attend. Il sait. Il est la solitude tragique de ce monde. Regard hagard de l’impuissance. Peut-être qu’il espère. Des simulacres, il a dû en vivre. Une forme de torture comme une autre… Mais l’horreur vient. L’abime. La boucherie et ses cris. La fin.

Elle ne se détourne pas. Ce n’est pas qu’elle aime ça. Ce n’est pas qu’elle veut absolument voir ça. Bien au contraire. Plus elle regarde cette boucle de sang et d’infamie et plus la douleur lui déchire le ventre. Ses mains tremblent et ses lèvres saignent à force d’être mordues. Dans sa tête, la même question qui la ronge et qui, insidieuse,  contourne tous les obstacles pour s’imposer, pour chasser tout le reste, le moindre soupçon d’espérance, la moindre miette de raison. Serait-il possible qu’il soit, lui aussi, capable de ça ? Serait-il possible qu’un jour, par la presse, par les gens du ministère ou par un homme en uniforme, lui parvienne la nouvelle d’une telle abomination commise par sa propre chair ?

Réveillé en sursaut par les hurlements, le mari décide finir sa nuit dans la chambre vide. Celle de l’absent, parti là-bas. Pour se battre, pour rejoindre ses nouveaux frères. Au nom d’un Dieu qui lui a longtemps été étranger. Le mari dit ne pas supporter ces images. Ne pas comprendre de la voir ainsi. Il a des mots durs, parle de voyeurisme morbide, d’insanité. Elle ne répond pas, satisfaite de lui offrir un prétexte pour se réfugier dans la pièce où flotte encore l’odeur du manquant. Pour aller, peut-être, sangloter dans ses draps, seul, sans gêner personne. Elle, ne pleure pas. Elle n’a jamais pleuré. Voilà deux ans qu’il est là-bas. Parti sans crier gare, sans que personne, à commencer par elle, n’ait pu se douter de ses projets. Sans que personne ne prenne la mesure de sa transformation. A quoi bon pleurer ? Cela fait six mois qu’il n’a plus donné de nouvelles mais elle sait, elle sent qu’il est vivant. La mine sévère, le ton inquisiteur, affichant un mépris ostensible, deux hommes du ministère viennent à la maison de temps à autre. Ils ont dit qu’il faisait partie d’une unité combattante. Des soldats féroces, toujours en première ligne et craints par les autres, amis, ennemis, alliés d’hier, adversaires du jour. Non, elle ne pleure pas. Elle ne craint rien pour son fils. Elle le craint, lui. A quoi ressemblera-t-il à son retour ? Car, c’est certain, il finira par revenir, lassé de tant de sangs et de sauvagerie. Comment se comportera-t-il avec elle ? Sortira-t-il les poings, comme lors de ce lointain repas familial quand, le vin du dimanche aidant, son père avait moqué la barbe du prophète et imité, en les exagérant, les prosternations des croyants. Je te tuerai, je vous tuerai tous avait hurlé celui qui, soudain, n’était plus ce gamin tranquille, silencieux – taciturne et ennuyeux affirmaient ses cousines et cousins – que l’on avait du mal à remarquer ou à prendre au sérieux.

Elle aimerait comprendre. Trouver l’explication. Désigner et maudire des coupables. Le mari l’accuse de l’avoir trop gâté. D’avoir été trop indulgente quand il a commencé ses simagrées – c’est le terme qu’il ne cesse d’utiliser. D’abord la barbe et le refus de manger sa cuisine. Les vieux copains qui ne viennent plus à la maison, la petite amie éconduite qui s’accroche pendant des semaines, appelant en pleurs tous les jours et finissant, elle aussi, par disparaître. Les CD, son entière collection, tous jetés dans le vide-ordure. Et ce langage nouveau. Des normes, de l’interdit, de la grandiloquence et une douceur que son regard fiévreux rendait inquiétante. Et, surtout, plus que tout, ce mépris constant jamais exprimé par les mots mais par les yeux, le plissement de ses lèvres ou le mouvement de ses épaules. Il ne faut pas chercher à comprendre, lui a conseillé la psychologue, pas plus qu’il ne faut vous sentir coupable. C’est sa vie, pas la vôtre. Elle soupire. Ces mots n’ont rien soigné, amplifiant sa solitude. Comment ignorer les chuchotements au travail ? Les amis qui se font rares, qui n’invitent plus, qui, effrayés, n’ont pas envie de savoir ? Les courriels anonymes, les insultes, les menaces ? Quant à la famille…    

Le mari est de retour dans la chambre, l’œil humide et la tête basse. C’est de notre faute, dit-il d’un ton las en lui prenant la tablette des mains. Souviens-toi, il avait huit ou neuf ans, ajoute-t-il. Un jour, en rentrant de l’école, il nous a dit vouloir aller au catéchisme pour préparer sa première communion. Au début, on en riait. Des plaisanteries et de grosses rigolades. Puis ensuite de l’agacement et de la colère. Comment, quoi ? Un communiant dans une famille de bouffeurs de curés ? Ah ça non. Tu vas filer droit mon gars ! Tu feras ce que tu veux à dix-huit ans mais en attendant occupe-toi plutôt d’apprendre tes tables de multiplication.

Le mari renifle. Il dit qu’il est certain que des choses se sont jouées à ce moment-là. Il dit qu’il s’en veut. Elle se tait. La période du curé - car c’est ainsi que le petit avait été surnommé – était sortie de ses souvenirs. Oui, il y avait eu beaucoup de rires et de moqueries. Notre petit curé dort ? Notre petit curé a bien travaillé à l’école ? Le petit curé s’est-il brossé les dents avant d’aller au lit ? Petit curé est devenu grand, pense-t-elle. Petit curé est devenu imam, se dit-elle aussi en souriant malgré elle. Cela n’échappe pas au mari qui veut savoir pourquoi. Elle lui raconte. Ils rient ensemble, de bon cœur, en se tenant la main.
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1 commentaire:

Anonyme a dit…

Constat terrible, mais quel texte ! Merci Akram

Pierre Ch.