Lignes quotidiennes

Lignes quotidiennes
Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

vendredi 20 mai 2016

La chronique du blédard : Considérations subjectives à propos de la Tunisie

_
Le Quotidien d’Oran, jeudi 19 mai 2016
Akram Belkaïd, Paris

Où va la Tunisie ? Dans quelques jours, le congrès du parti Ennahdha va focaliser l’attention, susciter les commentaires, provoquer l’ire des uns, la satisfaction des autres, l’inquiétude (la panique ?) de certains et l’inévitable fascination de plusieurs observateurs, notamment occidentaux. Programme annoncé, la sécularisation de l’action politique. Oubliée donc la dawla islamiya, la république islamique ? Le Califat (quatrième ou cinquième, on ne sait plus…) ? On peut y croire ou pas, la mutation serait d’importance à l’heure où des logiques souterraines se mettent en place. De passage, le visiteur enregistre et compile. Sans sortir de carnet, sans tendre de micro. A l’instinct…

Ce que l’on capte, ce sont plusieurs petites musiques entendues ici et là, jamais de manière officielle, franche ou directe. Des messages subliminaux, des remarques anodines, des agacements à peine masqués, des emportements vite réprimés, des raisonnements ébauchés. Que disent ces voix diverses qui cherchent à modeler la Tunisie de demain ou qui, du moins, espèrent le faire ? Il y a avant tout l’idée que la révolution est terminée ou, plus exactement, qu’elle doit s’arrêter pour être sauvée. Sauvée d’elle-même…

Car l’impératif, c’est la stabilité. Sta-bi-li-té ! Le mot tourne en boucle. Souvent, il va de pair avec sécurité. Les attaques armées dans le sud du pays, les accrochages et le démantèlement de filières dans les quartiers populaires de Tunis, les rumeurs, incessantes et multiformes, tout cela renforce cette exigence de stabilité. Il faut que les choses se calment, dit un interlocuteur qui reconnaît que ce calme tant désiré peut sonner comme un renoncement politique. Souffler, le temps que les choses s’arrangent… Les communicants gouvernementaux n’ont pas encore eu recours à ce terme mais on sent que le mot « consolidation » est dans l’air.

Au nom de cette stabilité, il est demandé de la patience. Celles et ceux qui manifestent à Kasserine ou dans les îles Kerkennah sont plus ou moins accusés de dépasser les bornes, de servir de sombres desseins, de faciliter, voire de prêter main-forte au complotisme revanchard, celui de l’ancien régime. Mais qu’est-ce qu’une révolution si elle ne remet pas définitivement en cause l’ordre ancien ? Si elle ne se satisfait pas de solutions médianes ? Si elle refuse la tiédeur ? Continuer l’agitation, c’est aller vers la terreur, souligne un autre interlocuteur qui connaît ses classiques.

L’exigence de stabilité, d’autant plus revendiquée que le contexte régional n’est guère rassurant, impliquerait donc l’abandon ou le gel des revendications sociales. Chômeurs de Sidi Bouzid, grévistes de Zarzis, soyez patients, le laboratoire tunisois concocte, réfléchit, se réunit en colloques et séminaires, accueille des foules d’ONG aux financements généreux… On y parle encore de la révolution, des défis, des urgences, mais, entre deux pauses-café, on se laisse aller à des considérations savantes sur le rythme idéal, pas trop rapide, du changement en période de transition.

Pendant ce temps-là, quelques réformes, se mettent en place. Trop peu nombreuses, affirment les bailleurs de fond qui s’impatientent, qui ne comprennent pas ce qui se passe, qui aimeraient bien savoir ce que fait « ce » gouvernement. L’une de ces réformes interpelle. La Banque centrale de Tunisie (BCT) est désormais indépendante. Une grande victoire, disent ses défenseurs. La garantie que le pouvoir politique ne pourra plus l’utiliser pour manipuler les statistiques, pour faire marcher la planche à billet ou, tout simplement, pour donner un caractère artificiel à l’évolution de l’économie.

Moue dubitative du présent visiteur. L’indépendance de la Banque centrale : tout ça pour ça ? Une révolution, des rues prises d’assaut, des morts et des blessés, tout cela pour adopter une pierre de base du consensus, libéral, de Washington ? C’est une exigence du Fonds monétaire international (FMI) et nous avons un besoin urgent d’argent, se défend un interlocuteur. Ah, oui, mais c’est bien sûr… Une réforme votée aussi par Ennahdha qui y trouve son compte puisque la BCT, mandatée par le gouvernement tunisien, pourra émettre des « sukuks », autrement dit de la dette halal ou bien encore chariâ compatible…

Mais revenons à l’exigence de stabilité. Quel autre usage en fait-on que celui d’imposer, clandestino, des réformes plus ou moins libérales ? Eh bien, la musique décrite en préambule cherche à convaincre qu’il est peut être plus raisonnable, qu’il serait plus censé, plus pragmatique… heu… peut-être… qu’il faudrait pour un temps, pour le bénéfice de tous, qu’il faudrait donc mettre le pied sur le frein quant à la justice transitionnelle. Voilà, c’est dit. Pas d’enquêtes, pas de jugements… Oh, se défend-on, il ne s’agit pas de pardonner aux cadors de l’ancien régime ni de permettre au couple exilé chez les al-Saoud de revenir au pays… Mais, ajoute-t-on, il faut de la mesure. Du discernement (ah, beau terme que celui-ci, très efficace). Vous comprenez, la marche des affaires, le tissu économique, les investisseurs… Il faut que les gens soient raisonnables…

Une révolution pour être raisonnable ? Pour pardonner aux filous et aux crapules ? Aux tortionnaires ? L’air de ne pas y toucher, c’est ce message nauséabond que distillent quelques prestigieux producteurs de réflexion venus du nord et de l’ouest : de la justice transitionnelle, d’accord, mais point trop s’en faut…  Pour la stabilité, bien évidemment. A cela, le présent chroniqueur n’a pu opposer que cette phrase : « no justice, no peace » la préférant à notre bon vieux « ulaç smah », ce « pas de pardon » algérien, qui telle une braise qui couve, finit toujours par naître ou renaître des injustices mal ou peu réparées.

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Nous peinons peut être (pays en proie aux dictatures et aux abus de toutes sortes) à réaliser combien il est nécessaire, au delà des discours et des bonnes volontés de reprendre la main sur notre destinée économique. Il ne suffit pas de renverser la table pour réparer les injustices évoquées. Faut-il encore disposer d'un cap et des moyens de son insertion dans les échanges mondiaux. Il faut peut être songer et réussir surtout à "renverser la table" de la domination économique (voilà une tâche plus ardue pour les amateurs des colloques et des tribunes) et se rendre maître de son devenir économique chose qui limitera le bruit des interférences étrangères, les reniements en tout genre et rendra les compromis moins corruptibles par les nécessités matérielles.

Akram Belkaïd a dit…

Excellente remarque. Merci

Anonyme a dit…

Bonjour,

Vous résumez bien la situation actuelle qui n'est autre que le triomphe de la contre-révolution, adoubée par les américains qui ont mis sous tutelle la BCT et sont en train d'imposer les réformes ultralibérales qui ont fait ailleurs la preuve de leur inefficacité (du moins pour sortir un pays de l'ornière)...

Le retour des vieux caciques du RCD sur le devant de la scène politique, l'arrogance d'un des gendres de Ben Ali qui se répand sur toutes les ondes depuis quelque temps et, pourquoi pas, bientôt le retour des Ben Ali, tout ceci est présenté comme l'enracinement de la démocratie en Tunisie. Misère ! Quand on sait à quel point les élections de 2014 ont été vérolées, quand on voit à quel point Moncef Marzouki est ignoré par le pouvoir actuel (et ses électeurs avec), quand on voit le retour des mafieux, on se dit que la révolution n'a, in fine, servi qu'à changer les mafieux à la tête de l'état.

Le consensus qui avait été si nécessaire entre 2011 et 2014 pour permettre le minimum de stabilité indispensable à la rédaction de la constitution ne peut perdurer trop longtemps. Il faut à la Tunisie des trains de réformes mais travaillées par et avec les tunisiens, et non pas imposées par le FMI ou l'Oncle Sam.

Que reste-t-il aujourd'hui de la révolution de 2010 ? Peu de choses hormis le désespoir qui grandit chaque jour... jusqu'à quand ? Vous parlez justement de la justice transitionnelle qu'Ennahdha a essayé d'étouffer dans l'oeuf pendant 3 ans et que la présidence actuelle va finir par tuer avec sa loi de "réconciliation économique" qui n'est autre qu'une loi d'amnistie de gens corrompus qui n'ont jamais eu l'intention d'investir quoi que ce soit en Tunisie... Même cet espoir de pouvoir parler des tortures, emprisonnements, spoliations et autres violations des droits de l'homme dans un cadre adéquat pour permettre l'apaisement à défaut du pardon, même ceci donc ne pourra avoir lieu. Que d'occasions ratées ! Que de désillusions !

Bien à vous.