Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

vendredi 16 juin 2017

La chronique du blédard : Au stade de France

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 15 juin 2017
Akram Belkaïd, Paris

Stade de France, Saint-Denis, neuf-trois, mardi soir. Les Bleus rencontrent l’Angleterre en amical. Dernier match de la saison. Sorties scolaires, de nombreuses familles avec leurs jeunes enfants aux joues tricolores. Quelques supporters anglais. Tranquilles. Des drapeaux bleu-blanc-rouge partout. Des cadres plus-plus, des bobos, aussi, des dames en talons aiguilles... Ambiance de kermesse aux abords du grand temple du football. Il y a tout de même une appréhension, légère, mais réelle. Dès la sortie du métro (ligne 13 en ce 13 juin, ne soyons pas superstitieux), des CRS en armes, doigts proches de la gâchette pour certains. On pense à l’autre fois, le 13 novembre 2015. A Manchester. A Londres. Mais chassons vite ces idées noires ; ce soir, c’est fête. Un peu trop même. On y reviendra.

Aux abords du stade, les habituelles baraques à merguez ont disparu. Le kebab l’a emporté. Grand verre de bière à huit euros, petite barquette de frites à trois. Les files d’attente sont longues et les affaires bonnes. Par contre, on plaint les vendeurs d’écharpe souvenir. Qui voudrait d’un lainage par un beau temps pareil ? Présence policière oblige, les revendeurs de billets se font discrets. Ils ont toujours la même technique. « Je cherche des billets » proclame l’ardoise brandie par l’un d’eux. Comprendre, j’en vends, que celui qui en cherche s’adresse à moi. Message implicite qui est censé éviter une interpellation pour revente interdite. Souvenir. Coupe du monde 1998, en ce même endroit. Un supporter anglais qui se fait gruger. Un billet dont il ne découvre qu’il est contrefait qu’au moment du passage au contrôle. Entretemps, le filou a filé. Cruels, les amis du floué éclatent de rire…

Quand on pénètre dans le stade, il y a toujours ce moment magique, à part, où l’on découvre le vert du gazon en rectangle. Il faut s’arrêter quelques secondes et en profiter. C’est un peu comme si deux mains tièdes se posaient délicatement sur les yeux. Mais l’enchantement passe vite. Un braillard au micro entend être le maître-ambianceur. Il donne des instructions. Il ordonne de chanter, d’applaudir, et le public suit. Allez spectateur, mets-toi debout et plagie les Islandais en imitant leur « clapping »… Il fut un temps où les supporters de foot n’avaient pas besoin qu’on leur dise quoi faire, quand chanter ou quand applaudir. Mais là, c’est de « l’animation », de l’entertainement, ce sport-spectacle, un peu comme dans les stades américains où la réclame distribue gratuitement des pizzas et du pop-corn.

La Garde républicaine joue et chante « Don’t look back in anger », un vieux tube d’Oasis devenu l’hymne d’hommage aux victimes de l’attentat de Manchester puis de celui de Londres. Le refrain est repris par les supporters anglais. And so, Sally can wait. She knows it’s too late as she’s walking on by… Ne pas regarder derrière avec colère. Belle devise que les deux frères Gallagher, auteurs de la dite chanson (un brin psychédélique) feraient mieux d’appliquer, eux qui continuent à se bastonner par médias interposés. Mais ceci est une autre histoire.

Viennent les hymnes. La fanfare commence par celui de la France et enchaine ensuite avec le God Save The Queen dont les paroles sont affichées sur l’écran (l’ambianceur a exhorté le public à chanter). Cette inversion de l’ordre protocolaire signifie aux Anglais qu’ils sont chez eux (ces derniers avaient fait la même chose, le 17 novembre 2015 pour Angleterre-France, quelques jours après les attentats de Paris). Après la minute de silence (comportement correct pour quatre-vingt dix neuf pour cent du public mais il y a toujours quelques abrutis qui se sentent obligés de crier quelque chose), la rencontre débute enfin, rapide, engagée mais sans vrai enjeu.

Regarder un match au stade, dans l’anonymat, loin de la tribune de presse (dernier carré de beaufs dans un environnement largement boboïsé), c’est être à la fois concentré et détaché. C’est suivre en grand plan le jeu, et garder un œil sur ce qui se passe ailleurs. Les stadiers qui tournent le dos à la rencontre pour surveiller les spectateurs (quelle punition…), le gardien de but et sa solitude temporaire quand l’action se déroule à l’autre bout du terrain sans oublier les comportements des uns et des autres dans les gradins, pardon sur les sièges (numérotés…). Un stade, c’est aussi un grand morceau de ciel, dégagé et profond, aux couleurs changeantes au fil de la soirée. De l’azur, on passe à l’orangé et l’on termine avec le mauve nocturne. Magie…

C’est le moment où la petite bande de rigolos assise derrière le présent chroniqueur rompt avec ostentation le jeûne. Propres sur eux, accent et attitude ouèche-ouèche, le détail de la rencontre, à dire vrai, ne les intéresse guère. Ce qui compte pour eux, c’est l’évolution des cotes de paris sur les sites spécialisés. Jeûneurs mais parieurs, les cocos. Un exemple, parmi tant d’autres, de « self-islam »... Avec leur smartphone (merci la 4G et le wifi gratuit), ils passent d’un lien à l’autre, et misent sur presque tout et n’importe quoi. Qui va l’emporter, quelle équipe va marquer, qui va être remplaçant… Ça se dispute, ça argumente et ça rate même un but parce que c’est allé chercher à boire. L’un est heureux, il vient de remporter cent euros. Un autre est « vénère », puisqu’il a perdu quatre vingt euros après une mise foireuse. Un pari, même sur internet, c’est toujours la rencontre d’une crapule et d’une bonne poire.

Le match continue. Un joueur français est expulsé. Pénalty décidé après recours à la vidéo et transformé par les Anglais. Le public, lui, s’amuse. C’est le grand moment de la ola, cette grande vague venue des Etats Unis et du Mexique. Même le président français Emmanuel Macron et la première ministre britannique Theresa May se prêtent à cette stupidité qui n’est rien d’autre qu’un manque de respect au jeu et aux joueurs (sauf à vouloir leur signifier qu’on s’ennuie et qu’on passe le temps comme on peut). Finalement, la mer humaine se calme, les parieurs font leur compte, la France marque un troisième but et l’emporte. Un avion glisse au loin et une adolescente, quelques sièges plus bas, s’emporte parce que son beau chéri Griezmann ne jouera pas ce soir…

C’est l’heure de rentrer. Quelques chants fusent ici et là. Les gamins ont des mines ravies, c’est peut-être le plus important. Ce match et son ambiance estivale seront vite oubliés. En avançant au pas vers le métro, on se prend à penser avec nostalgie aux stades avec places debout, sans ambianceur, sans olas, sans wifi et sans sites de paris. Oui, je sais : don’t look back


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