Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

vendredi 24 juillet 2020

La chronique du blédard : Monologue du jeune djerbien, marchand de fruits et célibataire

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 9 juillet 2020
Akram Belkaïd, Paris

Cette année, je n’irai pas au bled. Pendant le confinement, le patron a fermé boutique et m’a mis d’office en congé. Je n’étais pas trop d’accord mais qu’est-ce que je pouvais y faire ? C’est le patron. C’est quelqu’un de mon village, c’est mon aîné, c’est lui qui verse mon salaire, c’est lui qui décide de tout. En avril, j’ai été payé normalement alors qu’il n’avait aucune rentrée. En mai, j’ai tenu la boutique alors qu’il n’y avait pratiquement aucun client. Il m’a payé les deux mois mais m’a dit : cette année, pas de vacances jusqu’à Noël. C’est un dealnormal. Un peu sur son dos, un peu sur le mien. Le confinement a été un peu dur. Heureusement que je ne suis pas marié et que je n’ai pas d’enfants. Mon collègue qui travaille avec moi le week-end a failli devenir fou. Il a trois gamins en bas âge et sa femme a une santé fragile. Elle n’avait pas l’énergie pour les tenir.

En juin, on a bien travaillé. Ça faisait plaisir de revoir les clients. Enfin, les bons clients. Juin, c’est le meilleur mois pour les fruits. Il y a de tout. Cerises, fraises, pastèques, melons. Quand les abricots et les nectarines arrivent, c’est la fête. Mais depuis début juillet, le chiffre a baissé. Les gens sont partis. Épidémie ou pas, ils ont encore les moyens de prendre des vacances. Je les envie un peu. Mais bon, c’est la vie. Ils sont dans leur pays, ils ont de la famille dans le Sud ou en Bretagne, je ne sais pas. Moi, j’ai la Méditerranée et toute la Tunisie à traverser.

C’est un peu dur de se dire que je devrais attendre l’été prochain pour revoir Djerba et la famille. Je me console comme je peux. Je me dis que je vais économiser le coût du billet d’avion. En 2021, j’aurai plus d’argent, je serai bien plus à l’aise. En fait, les vacances au bled, c’est une équation qui n’est pas simple mais j’y gagne toujours parce que j’économise ce que j’aurais dépensé en restant à Paris. Bien sûr, côté dépenses, je dois compter le billet qui reste trop cher. C’est un scandale. Ça fait des années qu’on proteste mais ça ne changera pas. Les compagnies aériennes, même Air France, s’entendent entre elles. C’est du tout bénéfice pour elles.

Donc, il y a le billet mais ce n’est pas le plus important. Il y a les cadeaux. Je dois faire plaisir aux miens. Ça fait beaucoup d’argent. Ceux à qui je ne ramène rien, je leur donne un peu d’argent, une cartouche de cigarette ou un paquet de tabac pour la chicha. Il y a aussi l’excédent de bagages à payer. Quoi que tu fasses, tu n’y échappes pas. Et là aussi, c’est un scandale. Les compagnies aériennes nous sucent le sang. L’un dans l’autre, des vacances au pays, ça me coûte entre 1 500 et 2 000 euros pour le billet, les cadeaux et ce que je dépense sur place. J’économise pendant toute l’année pour ça. Je fais du gardiennage ou des déménagements mes jours de repos.

Là où je gagne, c’est que dès que tu quittes Paris, tu fais des économies. A Djerba, je ne dépense pas beaucoup. Cinq euros par jour au maximum. Ici, ça te paye à peine un kebab sans frittes. La vie n’est pas chère au village. Deux ou trois cafés par jour, une limonade, un casse-croûte pour les petites faims et c’est tout. A midi, je mange chez mes parents. Le soir aussi sauf quand je vais à un mariage. L’été, il y en a toujours deux ou trois par semaine. Ça ne s’arrête pas. Là, je mange pour trois ! A la fin de mon séjour, j’ai toujours deux ou trois centaines d’euros qui me restent. Je donne ça au père. Parfois, je donne aussi à un cousin qui prépare son mariage pour l’année prochaine. Je suis très sollicité mais je ne suis pas le seul. Toutes les familles djerbiennes ont des émigrés. Quand on te demande de l’aide, tu ne peux pas dire non. Je vis en France et j’ai un travail. Ça fait de moi un privilégié. Et quand je dis que je me lève tous les jours à quatre heures du matin pour aller à Rungis, y compris en hiver, on me dit d’arrêter de me plaindre. Dans quelques temps, je me marierai aussi. Là, ce sera un peu plus compliqué. Je devrai être un peu plus égoïste. Pour le mariage, il me faudra beaucoup plus d’argent mais j’économise pour ça aussi. Ça m’aide à serrer les dents.

Le quartier change. Avant, c’était très populaire. Mais les choses bougent. Les bourgeois s’installent. Mon patron c’est un malin. Il a compris. Regarde, il vent du miel bio, du jus de grenade, de la confiture d’ananas. C’est un truc pour bobos, ça. Ils ont de l’argent. Et c’est pour eux qu’on fait aussi le relais pour les colis. Ils achètent plein de trucs sur internet. Bon, en même temps, ce ne sont pas des naïfs non plus. Ils savent ce qu’ils veulent. Le marchand de vin d’à côté me dit qu’ils adorent les bières artisanales. C’est pas donné mais ils ne se refusent rien. Mais ce qui est étrange, c’est qu’ils m’engueulent presque parce que les cerises coûtent neuf euros le kilo.

Un jour, j’aurai mon magasin. Ce sera une grande fierté. Je suis venu en France pour faire des études mais ça n’a pas marché. Je croyais que je pouvais les financer en travaillant à côté. Ça a marché un an et puis je suis tombé malade. Il a fallu faire un choix. Au début, j’ai eu honte de moi. Mais mon oncle maternel a réglé le problème avec mes parents. Il leur a dit, tant qu’il a un travail et que l’argent qu’il ramène à la maison est hlal, alors il faut respecter ce qu’il fait.
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