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Le Quotidien d’Oran, jeudi 6 août 2020
Akram Belkaïd, Paris
C’est la chronique d’une interminable descente aux enfers. Celle d’un pays martyr qui ne compte plus ses drames et ses tragédies. Le Liban est, hélas, cela. Une tragédie récurrente, qui ne lâche pas prise, qui ne veut pas céder, qui refuse l’espoir définitif, qui s’oppose à la banale tranquillité d’un pays normal. La double explosion dans le port de Beyrouth, quelles qu’en soient les causes, n’est pas un événement isolé. C’est le maillon d’une longue chaîne de douleurs et d’accablements. En apprenant la terrible nouvelle, en visionnant, incrédules, les images du blast diffusées en boucle sur les réseaux sociaux, nous sommes nombreux à avoir pensé : Mon Dieu, ils n’avaient pas besoin de cela.
Où que l’on se tourne, le pays du Cèdre fait face à d’immenses problèmes. Sans parler de l’état sanitaire catastrophique dû à l’épidémie de Covid-19, il y a d’abord cette immense crise économique et financière. Un pays ruiné, lourdement endetté (92 milliards de dollars de dette extérieure) où sévit désormais une extrême pauvreté et même la famine, témoins ces faits divers relatés par la presse locale à propos de bagarres pour une miche de pain ou pour quelques morceaux de sucre. Dans ce contexte, les « discussions » avec le Fonds monétaire international (FMI) sont présentées comme l’une des rares perspectives de solution. Personne ne contestera que le Liban a besoin de réformes profondes mais il ne faut pas être naïf. C’est un traitement à la grecque qui attend ce pays.
Encore faut-il que le grand argentier obtienne satisfaction car l’opposition sourde à ses injonctions de réformes ne vient pas actuellement de la population, du moins pas encore. C’est le système politico-financier qui ne veut rien entendre mais pas pour les bonnes raisons. Il ne s’agit pas ici de sentiment nationaliste ou de vigilance en matière de souveraineté mais de volonté de perpétuer les choses telles qu’elles sont et telles qu’elles ont toujours été. Le jeu de dupe des banques le démontre bien. Promptes à geler l’épargne des Libanais, elles refusent de payer leur écot à la crise et ne veulent pas entendre d’une remise en cause de leur mode de fonctionnement peu conforme aux exigences internationales en matière de transparence.
La nature du système politique libanais est aussi à mettre en accusation. Il ne s’agit pas ici d’aborder la question du confessionnalisme qui est bien plus délicate à aborder qu’on ne le croit. Il est facile de réclamer un État civil quand on vit tranquillement dans un pays laïc où il n’existe pas une mosaïque de confessions au passé commun souvent marqué par la violence et les divisions sectaires. Par contre, confessionnalisme ou pas, on ne peut qu’être écoeuré par l’immobilisme, le clientélisme et la corruption qui caractérisent l’ensemble des acteurs politiques majeurs, et cela sans aucune exception.
Tous sont persuadés que, tôt ou tard, les grandes puissances se décideront à allonger l’argent qui servira à gagner quelques répits sans pour autant régler les problèmes de fond. Mais l’environnement international change. Même s’il a une place à part dans la perception occidentale, le Liban est aussi confronté à la volonté américaine de mettre au pas l’Iran et ses alliés régionaux dont le Hezbollah. Cela est porteur de risques importants de déstabilisation car l’on sent bien que l’habituelle rengaine des « chiites contre les sunnites » est agitée ici et là comme si le pays glissait irrémédiablement vers un nouveau type de confrontation confessionnelle. Et là encore, on se demande bien quelle est la stratégie des dirigeants libanais.
Le jour même de la catastrophe du port, la plupart des agences de presse et des médias internationaux commentaient encore la démission de Nassif Hitti de son poste de ministre des Affaires étrangères. Qu’a dit ce dernier après avoir constaté ses désaccords avec le gouvernement ? Il a souhaité que son pays puisse voir apparaître « des esprits créatifs, une vision claire, des intentions sincères, une culture d’institutions et d’État de droit. »Les deux derniers termes sont fondamentaux. Ils concernent tout le monde arabe, y compris l’Algérie.
Le drame du Liban est la faiblesse entretenue de l’État. Interrogez n’importe quel chaland de la rue Hamra, c’est ce qu’il vous dira. Et l’exemple concret qui sera le plus souvent cité concerne l’entreprise publique Électricité du Liban qui détient un quasi-monopole sur la production, le transport et la distribution d’électricité et dont l’incurie est responsable des longues heures de coupure de courant. C’est en 1990 que le pays est sorti de la guerre civile. Comment expliquer que, trente ans plus tard, le réseau électrique soit toujours délabré ? Posez la question aux Libanais et les réponses afflueront : incompétence des ministres, désinvolture des dirigeants, mauvais choix d’investissements publics (le béton plutôt que le cuivre) et, pour reprendre l’expression d’un ami de Tripoli, « l’habitude » de composer sans sourciller avec les trop nombreuses choses qui clochent. Néanmoins, depuis au moins quinze ans, la société civile libanaise est en mouvement. Comme l’a montré le Hirak d’octobre dernier, elle exprime régulièrement sa colère et son ras-le-bol. C’est d’elle dont dépend l’avenir d’un pays dont le sort nous importe tous.
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P.S. : Sans des femmes et des hommes engagés, l’édification d’institutions et le renforcement de l’État sont impossibles. L’Algérie vient de perdre un grand homme qui a fait beaucoup pour elle et pour son système de santé publique : le Professeur Jean-Paul Grangaud. A sa famille, et plus particulièrement à son fils Pierre-Yves, ami et camarade de révisions, je présente mes condoléances attristées.
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