_
Le
Quotidien d’Oran, jeudi 18 février 2015
Akram
Belkaïd, Paris
Partir
du sud, de Tunis, Alger, Oran ou Casablanca, en direction du nord. En hiver,
toujours s’arranger pour prendre un vol de fin d’après-midi. A
l’enregistrement, demander, insister s’il le faut, un siège à côté du hublot
mais, attention, il faut préciser que l’endroit souhaité, exigé, doit être à la
gauche de l’appareil, de préférence vers l’arrière. Rang trente, place A, c’est
parfait. S’installer et patienter. Quel que soit le temps qui fait au sol, la
promesse d’un enchantement est là. Attendre que passent le décollage, l’ascension,
les premiers virages. Se détendre, ne pas chercher à repérer tel ou tel
monument, tel quartier, telle mosquée ou basilique. Ce n’est pas le plus
important.
Voilà,
l’avion a percé l’épaisse couche, gris-noir à l’entrée, immaculée à la sortie.
Stabilisation, derniers bruits de vérins, signal lumineux qui s’éteint. Se
couper du monde environnant, écouteurs bien vissés dans l’oreille, du Floyd, ou
du Tangerine, qui tourne en boucle. A l’ouest, le soleil semble encore brûler de
mille feux. Cela ne va pas durer. En bas, c’est une étrange banquise qui
s’étend à perte de vue. Des affaissements troublent parfois sa planitude
moutonneuse. Des crevasses la parcourent, se croisent, s’éloignent les unes des
autres, se retrouvent en de larges canyons aux lits sombres. Des questions
d’enfant reviennent à l’esprit. Peut-on marcher sur les nuages ? Ou alors
sauter de ces hautes falaises, marchepieds pour géants invisibles habitués à
escalader les cieux, pour atterrir sans heurts ni dommages sur un tapis
d’ouate ?
Au
loin, là où les rayons de l’astre commencent à faiblir, un monticule s’est
formé. On dirait un chapeau de cowboy posé sur le sable. L’esprit reprend ses
divagations. Il entraîne en Arizona puis au Sinaï ou encore dans les montagnes
du Musandam omanais. Il va partout où le rouge domine la rencontre de la terre
et de la lumière. L’œil capte ensuite une grosse trainée noire qui,
perpendiculaire à la course de l’avion, file d’est vers l’ouest. C’est le
sillage d’un autre appareil, dont le passage remonte à quelques minutes.
Nouvelles réflexions. L’aviation a-t-elle vraiment détraqué le climat ?
Tous ces résidus de masses d’air aspirées, brûlées avec du kérosène, rejetées
dans l’atmosphère, qui peut jurer qu’ils sont inoffensifs ? Qui peut
savoir quel est leur effet réel ? Rires intérieurs en pensant aux adeptes
de la théorie des « chemtrails », des gens pour qui cette
condensation n’est rien d’autre que la preuve matérielle démontrant que les gouvernements
répandent délibérément des produits chimiques en haute altitude pour je ne sais
quel but obscur dont celui de rendre idiots les peuples. Le complot, toujours
et encore…
L’avion
file maintenant à fleur de nuages. C’est une crème onctueuse, des œufs battus
en neige. Tout est si proche, si net. Non, merci, pas de repas pour moi. Oui,
juste un verre d’eau et qu’on me laisse tranquille. A quoi correspondent ces multiples
puits noirs ? Quelles perceuses les ont forés ? Descendent-ils
jusqu’au sol ? Sont-ils empruntés par les habitants des cirrus qui nous
rendent parfois visite ? Parfois, des trouées laissent apparaître le
spectacle d’un peu plus bas. La mer, la vraie, mélange de bleu et de turquoise.
Du brouillard aussi que l’on devine gorgé d’eau. Tout cela, avec quelques
turbulences en prime, menace de gâcher la rêverie. Il faut relever la tête et
regarder au loin, vers l’ouest, à dix heures dirait un navigateur à son pilote.
Le
clou du spectacle a commencé. C’est l’heure des derniers flamboiements. Le
disque solaire lutte pour ne pas sombrer dans les sables mouvants qui
l’aspirent. Le voici qui refait surface, encore vaillant, projetant ses pâles
irisées jusqu’à la carlingue. Puis de nouvelles masses nuageuses le découpent,
formant d’étranges caractères, un mélange de chinois et d’hébreu. Apparaissent
ensuite deux longs sabres japonais que l’on dirait fichés horizontalement dans
une immense orange. Tout est si net, tout paraît si propre. Il n’y a ni halos poisseux
ni volutes jaunâtres. La pollution des villes semble si loin.
Un
point noir apparaît à onze heures. Il croise à grand vent. Un autre avion de ligne
qui s’en va vers le sud. Le Maghreb, peut-être, ou alors au-delà du Sahara. Sa
vitesse est impressionnante. Question, la nôtre est-elle la même ?
Pourquoi ne ressentons-nous rien ? Pourquoi avons-nous l’impression que le
chariot qui débarrasse les restes de repas va plus vite ? Mystère de la
physique. Repère absolu, repère relatif… Autre interrogation souvent posée aux
compagnons de voyage. Quelle est la vitesse réelle d’une mouche qui vole à
l’intérieur d’un avion lancé à 820 kilomètres-heure ?
Le
soleil a encore perdu sa partie quotidienne. Les derniers instants de son
combat sont les plus féériques. La boule incandescente n’est plus qu’une minuscule
circonférence, le dard d’un laser qui continue de se jouer des nuages lesquels
affichent désormais toutes les teintes du bleu. Le crépuscule ne s’est pas
encore installé, du moins pas à l’ouest car il règne depuis longtemps à la
droite de l’appareil. Vient une autre question fondamentale. A quel endroit exactement se
trouve la séparation géographie entre le jour et la nuit ou alors à quelle
vitesse faut-il filer d’est en ouest pour ne jamais être rattrapé par
l’obscurité ? Mais c’est terminé. L’avion semble ralentir, signe d’un
passage du pilotage automatique à l’approche manuelle. Dans quelques minutes,
on verra les lumières de la ville. Surgit alors une étrange sensation, mélange
de soulagement et de mélancolie face à ces milliers de points jaunes, certains
fixes, d’autres pas. Autant de vies, autant de mystères...
_