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Le Quotidien d’Oran, jeudi 23 juin 2016
Akram Belkaïd, Paris
Il y a un an, j’ai publié un article traitant de l’extrême
popularité de la théorie du complot dans le monde arabe (1). Grâce ou à cause des
réseaux sociaux et de nombreux sites de partage, ce papier vit encore sa vie et
alimente régulièrement les discussions. Il provoque aussi nombre de messages
destinés à son auteur, messages, il faut le dire, qui sont en majorité
critiques voire virulents (c’est normal, on écrit rarement à un journaliste
pour lui dire qu’on a apprécié ses lignes).
Remettons le couvert. Le fait est que les théories du
complot foisonnent dans le monde arabe, région dans laquelle j’inclus le
Maghreb – et cela pour diverses raisons notamment culturelles et linguistiques
(et certainement pas ethniques) et cela au risque de déplaire à celles et ceux
qui ont l’impression de découvrir la lune en usant et abusant de l’expression
« monde dit arabe ». Donc, le monde arabe et le complot… Une
révolution ? C’est un complot. Un pont qui s’effondre quelque part ?
Idem. Une épidémie ? Kif-kif. Souvent, le propos accusateur mêle forces
occultes, gouvernement secret du monde, la CIA, le Qatar et, bien sûr, les
Juifs qui, à en croire radio-mouâmara
(radio-complot pour les non arabophones), passeraient leur temps à comploter
contre le monde musulman.
Commençons par trois points fondamentaux. Dénoncer ces
théories ne signifie pas qu’il n’existe pas de complots, qu’il n’y en a pas eu
ou qu’il n’y en aura pas. De nombreux événements historiques sont le résultat
de manipulations et de stratégies de déstabilisation élaborées à l’avance comme
ce fut le cas avec le coup d’Etat contre le Premier ministre iranien Mossadegh
en 1953 ou avec tous les pronunciamientos d’Amérique du sud. Dans les années
1960, quand les Etats Unis déclarent que leur marine a été attaquée par une
vedette nord-vietnamienne et décident de répliquer, ce n’est rien d’autre qu’une
machination destinée, cela ne sera admis officiellement que quarante ans plus
tard, à déclencher une guerre.
Second point : il n’est pas difficile de comprendre que
le monde est une somme d’intérêts divergents et conflictuels. Les Etats ont
leurs propres intérêts et les défendent âprement, du moins quand ils sont bien
dirigés, ce qui est loin d’être le cas partout, surtout concernant le monde dit
« dit arabe ». Les Etats eux-mêmes ne sont pas monolithiques et leurs
actions sont la résultante d’affrontements souterrains entre plusieurs
tendances et lobbies. Par exemple, il est naïf de penser que les fabricants
d’armes n’ont pas leur mot à dire quant à la manière dont les diplomaties
occidentales mènent leurs politiques au Moyen-Orient.
Troisième point, et c’est le dernier, il est une règle qu’il
faut toujours se répéter y compris (surtout ?) quand on est journaliste.
Tous les Etats, autrement dit leurs représentants, mentent (on peut étendre
cette affirmation aux entreprises voire aux grandes organisations
internationales). Ils ne mentent pas toujours, mais ils mentent de temps à
autre et c’est cette part de non-vérité qui alimente la machine à fantasmes. Ils
mentent par omission, par volonté de cacher des vérités dérangeantes, pour ne
pas affoler l’opinion publique ou bien, quand il s’agit d’élus, pour ne pas
être contraints à se présenter une nouvelle fois devant les électeurs.
Cette immense bataille d’intérêt, ces mensonges ne cessent
jamais mais cela ne peut tout expliquer. Surtout, cela ne peut exonérer les
dirigeants de tel ou tel pays arabe de leur incapacité à bien gérer leur pays.
Certes, si la théorie du complot est aussi populaire de Rabat à Mascate, c’est
parce qu’il y a un passif historique lié aux dépeçages coloniaux. Quand, dans
la mémoire collective, on sait que le sort de son peuple et de sa terre natale
a été décidé par d’autres, parfois à l’aide d’une carte, d’une règle et d’un
crayon, on en garde une certaine manière de voir la marche du monde. Mais cela
ne peut excuser tel ministre égyptien qui affirme que c’est à cause d’un
complot du Mossad que les requins pullulent aux abords de la station balnéaire
de Sharm el-Sheikh…
Affirmer que tout ce qui se passe dans nos pays, à commencer
par l’Algérie, est le résultat d’un complot est une belle manière de se
déresponsabiliser. La faute des autres… Quoiqu’il arrive, c’est la CIA, le
Sdec, le deuxième bureau, De Gaulle ou l’OAS… Encore une fois, il ne s’agit pas
d’être naïf. Batailles d’intérêts, il y a. Quand, dans les années 1980, les
institutions financières internationales agissent pour dissuader l’Algérie de
développer son réseau ferroviaire, c’est parce qu’elles entendent faire en
sorte que ce pays importe plus de véhicules et sous-traite à des entreprises
étrangères, notamment occidentales, la construction d’autoroutes. Etait-ce un
complot ? Non, juste une bagarre d’intérêts perdue par l’Algérie parce que
ses responsables de l’époque n’ont pu ou n’ont pas voulu voir ce qu’il en
était.
La violence à laquelle l’Algérie a été confrontée à partir
des années 1990 n’était pas le résultat d’un complot mais la conséquence d’une
gabegie sans nom et de problèmes politiques, économiques et sociaux endogènes.
Que des intérêts étrangers aient essayé de tirer profit de ce chaos, voire de
l’entretenir, c’est possible. Mais il s’agit là d’opportunisme
« normal » et non pas de complot. Quand le peuple syrien, accablé par
des décennies de peurs sous la dynastie des Assad, s’est soulevé en 2011, ce
n’était pas parce que tel ou tel service secret « l’a actionné ».
Qu’ensuite, le bourbier syrien se soit transformé en guerres par procuration
n’est qu’une suite, hélas, logique.
Autrement dit, la question n’est finalement pas de savoir
s’il y a ou non machination mais de faire en sorte que d’éventuels complots
n’aboutissent jamais. Comment ? Non pas en maintenant le pays dans la
terreur et l’absence de libertés mais en favorisant, au contraire, l’émergence
d’une société ouverte, pluraliste et capable elle-même de générer les
contre-pouvoirs nécessaires pour contrer les tendances naturelles des Etats à
l’autoritarisme (mais aussi pour soutenir ces Etats quand ils sont soumis à une
déstabilisation). Dans ce genre de contexte, où chacun est responsable de ce
qu’il fait et où il dispose d’un minimum de moyens pour agir, se refugier
derrière l’existence de prétendus complots pour excuser son incompétence ou son
impuissance ne sera plus possible.