Le Quotidien d’Oran, jeudi 27 décembre 2018
Akram Belkaïd, Paris
Dans le jargon journalistique, un sujet qui revient de
manière régulière s’appelle un marronnier. Cela vaut, par exemple, pour la
rentrée des classes, les départs en vacances, le palmarès des meilleurs lycées
ou les prix de l’immobilier dans telle ou telle grande ville. Par contre, il
n’existe pas de terme spécifique désignant un problème qui n’évolue guère mais
dont le traitement médiatique est récurrent. Un regard rapide sur les archives montre
que l’état de la Casbah d’Alger est traité avec alarmisme depuis le début des
années 1980. En 1992, de nombreux articles ont été publiés à l’occasion de
l’inscription de ce quartier historique de la capitale algérienne à la liste du
patrimoine mondial de l'humanité de l’Organisation des Nations unies pour
l'éducation, la science et la culture (Unesco). A chaque fois, il s’agissait de
déplorer le délabrement progressif et constant des lieux et l’absence de
progrès réels et visibles en matière de réhabilitation.
Ce n’est pas mentir que d’affirmer que rien n’a changé ou
presque depuis cette époque. Quelques rénovations ici ou là ne peuvent effacer
une réalité connue de tous : la Casbah ne cesse de se dégrader et chaque
initiative lancée en grandes pompes pour une « réhabilitation
globale » - l’expression revient à chaque fois – se perd dans les méandres
du temps, de l’inertie bureaucratique et du manque de moyens financiers. C’est
donc avec beaucoup de circonspection que le présent chroniqueur accueille
l’annonce de la signature d’une « convention tripartite » par la
wilaya d’Alger, la région d’Île-de-France et les ateliers de l’architecte
français Jean Nouvel en vue de « revitaliser
la vielle Casbah au plan patrimonial, urbanistique, culturel et
touristique. »
Cet accord a d’ores et déjà provoqué des grincements de
dents et des polémiques en Algérie. Pourquoi faire appel à un architecte
étranger et, plus spécifiquement français ? Pourquoi choisir Jean
Nouvel et pas à un autre ? De quelle légitimité le concepteur du bâtiment
de l’Institut du monde arabe (IMA) de Paris peut-il se prévaloir pour
contribuer à sauver, le mot n’est pas fort, ce qui fut l’âme de la capitale, le
prolongement harmonieux de l’une des plus belles baies du monde ?
Certains trouveront qu’il s’agit d’un beau symbole de
réconciliation historique. La Casbah fut le cœur de la bataille d’Alger durant
la guerre d’indépendance. Qu’un architecte français contribue à ce qu’elle soit
revitalisée est chose intéressante. D’autres y verront une provocation et la
preuve de la puissance de l’influence française en Algérie. Ils ne pourront
s’empêcher aussi de relever que les compétences nationales passent une nouvelle
fois au second plan. Le débat n’est pas nouveau. Il ressort à chaque appel
d’une expertise étrangère.
L’architecture est un sujet épineux. Ses professionnels
s’agacent souvent que le moindre quidam n’ayant aucunes connaissances sur le
sujet puisse émettre un avis aussi définitif que tranchant. Pour simplifier, une
construction, on l’aime ou on ne l’aime pas et l’on se moque du reste. Le
propos de l’architecte justifiant ses choix et ses partis-pris, son intention
esthétique mais aussi socio-économique, tout cela ne compte guère. Cela
conforte toute une profession dans l’idée qu’elle sera toujours incomprise. En
toute honnêteté, je n’aime guère les réalisations de Jean Nouvel. Je trouve le
bâtiment (métallique) de l’IMA hideux, le musée des arts premiers du quai de
Branly me fait penser à un entrepôt à peine amélioré et je suis d’avis que la
tour phallique d’Agbar défigure le panorama barcelonais.
Mais, attention, ce n’est pas l’avis d’un spécialiste. Il
s’agit juste d’un ressenti qui ne saurait faire figure d’argument. Concernant
Jean Nouvel, il faudrait que les architectes algériens se fassent entendre.
Voilà d’ailleurs une corporation bien mal-aimée car on lui impute la laideur
urbaine qui caractérise l’Algérie aujourd’hui. Depuis mes études supérieures et
la fréquentation de quelques charretteurs
de l’École Polytechnique d'architecture et d’Urbanisme (EPAU) d’Alger,
j’entends toujours la même musique du « on
pourrait réaliser de belles choses mais on ne nous laisse pas faire. »
Le « on » concerne tout à la fois le pouvoir, l’administration et les
donneurs d’ordres, y compris les particuliers, incapables d’avoir la moindre ambition
esthétique.
Ce n’est peut-être pas leur faute, mais si l’on devait
organiser les assises du beau en Algérie, les architectes seraient sur le banc
des accusés… Posons une simple question pour bien situer les choses : en près
de soixante ans d’indépendance, de quelle construction nouvelle pouvons-nous
nous vanter ? Et avant de répondre, parce que ce serait trop facile de les
citer, mettons de côté les complexes touristiques de Fernand Pouillon et les
œuvres d’Oscar Niemeyer… (lesquelles sont d’ailleurs très contestées).
De 2007 à 2009, j’ai réalisé une série de reportages à
propos des projets de villes nouvelles dans les monarchies de la péninsule
arabique. Ce fut l’occasion de rencontrer un grand nombre d’architectes et de
représentants de bureaux d’études occidentaux ayant la main sur ces projets
pharaoniques dont certains ont vu le jour tandis que d’autres ont été
abandonnés après la grande crise financière de 2008. Durant ces pérégrinations,
j’ai souvent entendu parler de rentabilité, de mise en vente de logements, de
lois incitatives pour attirer des résidents étrangers. Rares furent les
architectes qui tentaient d’aborder ces projets en privilégiant une démarche
culturelle, historique et même humaniste. L’un d’eux, Saleh Miri, rencontré à
Mascate, avait pris le temps de m’expliquer pourquoi les projets bâtis
uniquement sur des modélisations techniques et financières échouent toujours.
Sauver la Casbah n’est donc pas une simple affaire de budget
ou de savoir-faire architectural. C’est en réfléchissant aux femmes et aux
hommes qui l’habitent ou qui viendront l’habiter que l’on trouvera des
solutions. A défaut, nous savons tous comment cette histoire va se terminer. La
Casbah sera rasée (on gardera quelques palais pour la visite touristique) et
des tours aux appartements luxueux, ou supposés tels, se dresseront au-dessus
de la belle baie d’Alger.
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