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Le Quotidien d’Oran, jeudi 13 décembre 2018
Akram Belkaïd, Paris
C’est une bataille insidieuse, de longue haleine, où le temps n’a guère d’importance tant ceux qui la mènent considèrent que les jours, les mois et les années qui passent travaillent pour eux. Le monde dit développé a changé depuis longtemps de paradigme mais on feint encore de l’ignorer. Nous pensons qu’il vit toujours dans l’ère qui fut celle de tous les possibles au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Celle de la signature de la déclaration universelle des droits de l’homme, celle des lois sociales en faveur du bien-être général, celle des acquis dont on n’osait même pas rêver à l’époque du bien industrieux dix-neuvième siècle. Cette époque qui engendra baby-boom et plein-emploi fut même celle de l’amorce, vaille que vaille, de l’élan décolonisateur. Tout cela est révolu. Nous assistons aujourd’hui à une réelle régression.
Tout ce qui a été concédé par les riches, les détenteurs du capital et des moyens de production, est en train d’être repris d’une main ferme qui ne tolère pas la contestation ou la résistance. Ce qui se passe actuellement en France le montre bien. Au-delà de la chronique quotidienne ou plutôt hebdomadaire des actions menées par les gilets jaunes, c’est bien un mécanisme de dépossession qui fonctionne sous nos yeux, qui se camoufle derrière des grands mots tels que « état d’urgence sociale et économique » et qui s’entérine dans les cénacles où l’on dispose du seul pouvoir qui compte, celui de décider pour les autres. Le maître-mot dans cette affaire est « réforme ». Longtemps, ce terme a eu une connotation positive pour les principaux concernés. Aujourd’hui, il signifie qu’ils vont perdre quelque chose. Au nom d’un soi-disant principe de rationalité économique qui est la couverture habituelle de l’idéologie néo-libérale.
Ainsi, la suppression de l’impôt sur la fortune décidé par le président Emmanuel Macron et le refus de ce dernier de revenir sur cette mesure malgré la colère d’une grande partie des Français n’est pas juste une mesure idéologique. C’est l’aboutissement d’années et d’années de phrases répétées à l’envi, d’argumentaires renouvelés. C’est l’inversion de la dynamique de conquête. C’est la reprise en main d’un territoire abandonné au nom de la paix sociale, des politiques de redistribution et de défense de l’État-providence. C’est une victoire de ceux d’en-haut qui ont dû pendant longtemps s’accommoder des gains sociaux arrachés par ceux d’en-bas.
Les « Rouges » ne sont plus là, du moins ceux de Moscou. Ceux de Pékin, quant à eux, sont devenus des apôtres du libéralisme économique, du libre-échange commercial et du développement tentaculaire des firmes transnationales. Autrement dit, il n’y a plus personne pour faire peur aux riches si ce n’est des rivaux de même nature. Rien qui puisse constituer un contre-modèle puissant, un rival qui représenterait une source d’espérance pour ceux d’en-bas, qui leur offrirait une alternative et qui donc obligerait les possédants à faire des concessions. À ne pas aller trop loin, à ne pas pousser le bouchon trop fort. L’explosion planétaire des inégalités le démontre. Une ère de tous les possibles existe encore mais elle ne concerne qu’une minorité. Et cette minorité ne veut pas se priver de sa revanche. Pourquoi, d’ailleurs, le ferait-elle ?
La liste des « fut concédé mais désormais repris » est longue. La précarité de statut guette les salariés. Dans certains métiers, comme le journalisme, on en revient peu à peu au paiement à la tâche. L’uberisation des professions n’est pas un fantasme mais une réalité concrète. Diminuer la masse salariale, transformer ses employés en sous-traitants individuels et ainsi réduire encore plus ses contributions sociales est la norme. Des travailleurs se voient proposer de continuer à occuper le même poste et à avoir les mêmes responsabilités à condition de s’externaliser et de payer eux-mêmes pour leur assurance-maladie, leur mutuelle et leur retraite. On leur impose de devenir des sortes d’artisans, des mini-entreprises qui doivent se débrouiller seules sans bénéficier de la solidarité nationale et intergénérationnelle.
Les syndicats sont comme les Rouges. Ils furent une puissance, un contrepoids. Aujourd’hui, ils ne pèsent guère. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que la Confédération générale du travail (CGT) ait pris de haut le mouvement des gilets jaunes qui le lui ont bien rendu. Les syndicats, quelle que soit leur obédience ou leur orientation, en sont réduits à défendre des pré-carré qui se réduit comme une peau de chagrin. Les rouges ne sont plus là et même la CGT ne fait plus peur.
Il est encore trop tôt pour juger de l’impact à long terme du mouvement atypique des gilets jaunes. Mais il est impossible d’oublier ces deux dernières semaines et ce qu’elles ont engendré comme trouble au sommet de l’Etat. Comment oublier cette panique au sein de la majorité d’Emmanuel Macron au point que toutes les hypothèses étaient évoquées (démission, dissolution du parlement,…). L’irruption d’une violence incroyable dans les rues de Paris et d’ailleurs, une violence qui était le fait d’anonymes n’ayant rien à voir avec les habituels adversaires organisés des forces de l’ordre, a beaucoup pesé. Cette violence s’est étendue, elle a pris de court gouvernants et observateurs. Une chose est certaine. Si rien ne change vraiment, elle reviendra. Encore plus forte.
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