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Le Quotidien d’Oran, jeudi 6 décembre 2018
Akram Belkaïd, Paris
« C’est certainement un salopard mais c’est notre salopard. » La formule et ses variantes (l’une d’elle mentionne « notre fils de p… ») sont connues et régulièrement employées pour évoquer l’indulgence cynique des grandes puissances à l’égard des dictateurs sanguinaires qui ont la bonne idée de servir leurs intérêts. On ne sait pas très bien d’où vient exactement cette phrase parfois attribuée à un ambassadeur américain en poste en Amérique centrale dans les années cinquante. Souvent, il est aussi fait mention du président Franklin D. Roosevelt qui se serait exprimé en ces termes crus à propos du président nicaraguayen Anastasio Somoza García (en poste de 1937 à 1947 puis de 1950 à 1956). Mais on la retrouve aussi, toujours attribuée à Roosevelt, à propos de « Son Excellence le généralissime docteur » Rafael Trujillo Molina, sinistre personnage qui fut « Honorable Président » de la République dominicaine et « Bienfaiteur de la Patrie et Reconstructeur de l'Indépendance Financière », tout cela de 1930 à 1938 puis de 1942 à 1952. D’autres présidents américains auraient dit la même chose de Manuel Noriega, le narco-général-président du Panama de 1983 à 1989, sans oublier, dans la longue liste de racailles ayant enchaîné le continent sud-américain, l’argentin Jorge Rafael Videla (1976-1981) et, bien entendu, le chilien Augusto Pinochet (1974-1990).
A dire vrai, il est fort possible que cette phrase n’ait jamais été prononcée par un responsable américain. Il s’agirait plutôt d’une formule inventée de toute pièce par la presse un peu à l’image de ces fausses et trop parfaites citations véhiculées aujourd’hui par les réseaux sociaux et qui finissent, à la longue, par devenir des vérités. Ce qui fait le succès de tels propos, réels ou imaginaires, c’est donc qu’ils résument à la perfection une réalité géopolitique. Etre un vrai salopard n’est pas le plus important. Ce qui compte, c’est de ne pas être considéré par Washington, Londres ou Paris comme faisant partie de l’axe du mal. L’exemple le plus récent est celui du prince héritier saoudien Mohammed Ben Salman dit « MBS » pour les amateurs d’acronymes et de raccourcis.
Depuis l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi, début octobre à l’intérieur du consulat saoudien à Istanbul, beaucoup de révélations ont été faites à propos de l’homme fort de la monarchie wahhabite. Celui qui a déclenché une terrible et dévastatrice guerre au Yémen ne recule devant rien pour imposer son pouvoir et éliminer ses rivaux. On se souvient qu’un grand nombre d’entre-eux ont été mis au pas avec la brutalité que l’on sait lors des détentions massives à l’hôtel Ritz-Carlton de Riyadh il y a un peu plus d’un an. On se souvient aussi de la « démission » musclée imposée au premier ministre libanais Saad Hariri et on lit des choses bien intéressantes à propos de princes saoudiens enlevés et ramenés de force au pays ou de l’existence d’une « brigade du tigre » destinée à « s’occuper » des opposants en exil ou encore des manœuvres en sous-main à l’encontre de personnalités arrêtées à l’étranger après avoir été délibérément dénoncées à tort par Riyadh pour terrorisme (*).
MBS a très certainement ordonné l’exécution de Khashoggi. Cet homme est un boucher. Il faut être naïf, cynique ou vénal pour prétendre le contraire. Certes, il n’est pas le seul. Des responsables qui exécutent des opposants ou qui déclenchent des guerres et qui ne rendent jamais de compte, il en existe des dizaines. Mais lui est dans l’actualité. Il ne s’agit pas simplement de l’affaire Khashoggi. C’est certes un vrai scandale mais, sans porter atteinte à la mémoire du journaliste disparu, ce n’est pas le poids qui alourdit le plus la mauvaise balance du prince-héritier. Encore une fois, ce qu’il a déclenché comme catastrophe au Yémen mériterait la mise en place immédiate d’un tribunal international pour crime contre l’humanité. Combien de morts yéménites par famine faudra-t-il décompter pour que la situation change ? Pour que MBS soit mis en demeure de cesser « sa » guerre ?
Oui mais voilà. Le récent G20 a démontré la prévarication et le cynisme des grands de ce monde. MBS a été reçu comme si de rien n’était. La CIA et une partie de la presse américaine ont beau le mettre en cause, il ne sera pas lâché par le président américain Donald Trump et ses vassaux. Comment, en effet, abandonner à son sort un si grand acheteur d’armes ? Comment, en effet, lâcher, le propriétaire de la plus grande station d’essence du monde ? Ventes d’armes et sécurisation des approvisionnements en pétrole, voilà ce qui mène le monde et ce n’est pas verser dans le complotisme que de l’affirmer. Tant qu’il aura la main sur ces deux éléments, MBS est assuré d’avoir la paix.
A cela s’ajoute pour lui un autre atout. Il est une pièce maîtresse dans le projet américain de mise au pas définitive de l’Autorité palestinienne. On sait qu’un « plan de paix » est actuellement concocté par la Maison-Blanche pour imposer aux Palestiniens un État croupion pour solde de tout compte. Avec l’appui de l’Arabie saoudite et de ses obligés arabes. Ben Salman le sait et c’est pour cela qu’il peut tout se permettre.
(*) David Ignatus, « The Khashoggi killing had roots in a cutthroat Saudi family feud », The Washington Post, 27 novembre 2018
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