Le Quotidien d’Oran, jeudi 10 janvier 2019
Akram Belkaïd, Paris
Huit, neuf semaines, et cela continue encore, n’en déplaise
à Luc Ferry, ancien ministre de l’éducation, qui veut que la police française
ouvre le feu sur les manifestants… On pourrait, en préambule de cette
chronique, s’amuser à recenser les écrits péremptoires de novembre dernier qui
prévoyaient un essoufflement rapide du mouvement des gilets jaunes. On pourrait
aussi citer quelques éditocrates français qui soutinrent cette contestation
tant qu’elle se bornait à réclamer la suppression des taxes sur le carburant et
qui firent volte-face immédiate quand les revendications se sont étendues à
tout le champ social (sans oublier la demande de réinstauration de l’impôt sur
la fortune). Mais on se contentera de relever que l’histoire retiendra que les
médias qui fustigent le plus le mouvement ont, au départ, beaucoup contribué à
son essor. Belle ironie.
Ce qui me paraît le plus préoccupant est l’évolution de la
répression et des violences contre les manifestants. A la faveur des
événements, nombre de spécialistes du maintien de l’ordre, je pense au
journaliste et réalisateur David Dufrene ou au chercheur Sébastien Roché (que
j’avais longuement cité à l’époque des émeutes de banlieue de 2007), tirent la
sonnette d’alarme. Pour eux, les violences policières ont atteint un niveau inacceptable.
Il suffit de visionner quelques extraits diffusés sur les réseaux sociaux pour
en prendre la mesure. Là où les télévisions n’ont eu de cesse de passer en boucle
les coups de poings assénés par un ancien boxeur à un membre des forces de
l’ordre (la scène s’est déroulée sur une passerelle enjambant la Seine à
Paris), les internautes mettent en ligne des scènes de brutalité extrême à
l’image de cette manifestante traînée par les cheveux sur plusieurs mètres ou
ce manifestant qui filmait tranquillement le passage d’un canon à eau et qui a
été projeté à terre par un policier l’ayant violement poussé dans le dos.
Dans ce qui se joue, les opinions des uns et des autres sont
souvent bien arrêtées. Il existe une France qui impute la responsabilité des
violences aux manifestants et aux casseurs. Pour elle, toute critique des
violences policières constitue un acte de complicité avec des gens qui ne
respecteraient pas l’ordre républicain. On peut pourtant dénoncer à la fois les
actes des casseurs et critiquer le comportement des forces de l’ordre car ces
dernières s’en prennent à tout le monde et semblent jouir d’une totale impunité.
De nombreux témoignages le prouvent. Des cortèges pacifiques ont reçus des gaz
lacrymogènes alors qu’ils se mettaient à peine en route. Et que dire de l’usage
des grenades assourdissantes et, pire encore, des flash-ball dont l’emploi
n’est absolument pas restreint ou exceptionnel (des journalistes ont même été
visés à la poitrine et à la tête). Et ne parlons pas du retour des voltigeurs
de Pasqua, ces hommes à moto et à matraque qui font remonter à la surface des
choses le sinistre souvenir de la mort de Malik Oussekine en 1986.
La France s’est longtemps enorgueillit d’une compétence en
matière de maintien de l’ordre et de prévention des dérapages. L’exemple le
plus souvent cité est celui des événements de mai 1968 où le Préfet Grimaud sut
canaliser la violence et éviter l’hécatombe. Cette revendication de compétence
me laisse toutefois dubitatif car ce « savoir-faire », le même que la
ministre de l’intérieur Michèle Alliot-Marie se proposa d’offrir en janvier
2011 au régime de l’ex-président tunisien Ben Ali, ce savoir-faire, donc, n’a
pas toujours été aussi respectueux de l’intégrité de la personne humaine.
Citons simplement à ce sujet ce qui s’est passé le 17 octobre 1961 à Paris avec
« l’expertise » du préfet Maurice Papon qui fit plusieurs dizaines de
morts algériens. Mais il est vrai que, jusqu’à il y a quelques années, la
retenue et la capacité à ne pas laisser les choses déraper a souvent
caractérisé la gestion sécuritaire des manifestations.
Mais tous les spécialistes, les vrais, pas les zozos que
l’on voit se succéder sur les chaînes d’information, le disent : en
matière de confrontation entre forces de l’ordre et manifestants, ce sont
toujours les premières qui fixent le niveau de violence. Et face aux gilets
jaunes, la désescalade, qui est une stratégie de maintien de l’ordre employée
dans de nombreux pays européens, n’est absolument pas pratiquée. Bien au
contraire. Ça cogne, ça insulte, ça provoque. Exemple : les manifestants
des Champs Elysées sur lesquels des policiers inconscients ont lancé des
grenades assourdissantes avant que l’un d’eux ne sorte son arme. Un
comportement à la fois erratique et irresponsable. Comme le dit David Dufresne
dans un entretien disponible sur internet, cette « violence laissera des traces » au sein de la population
(1).
Comment expliquer que les forces de l’ordre aient ainsi la
bride lâchée ? La réponse est simple. C’est la volonté d’un pouvoir qui a
décidé de jouer la carte de la confrontation. Les déclarations martiales se
suivent et se ressemblent. Le mépris de classe ne se cache même plus. Le calcul
d’Emmanuel Macron et de son gouvernement est clair : les violences
finiront tôt ou tard par rendre le mouvement des gilets jaunes impopulaire ce
qui ne manquera pas de renforcer la base électorale du président français. Ce
dernier grappille d’ailleurs des points de popularité dans l’électorat de
droite, plus traditionnellement enclin à défendre l’ordre.
Au sein du gouvernement, ce n’est pas encore la panique mais
ça y ressemble fort (laquelle panique a bel et bien existé début décembre quand
le mouvement s’est soudain radicalisé). On sent la tentation du « cognons
encore plus fort ». On sent aussi le désarroi et une perte de sang-froid
manifeste. Un exemple : au lieu de s’indigner de l’existence d’une
cagnotte de soutien en faveur du fameux boxeur, les différents ministres qui se
sont exprimés à ce sujet, dont l’ineffable Marlène Schiappa (une bénédiction
pour tous les misogynes qui hantent la Toile), feraient mieux de se demander
pourquoi ce pécule a atteint un montant supérieur à 100 000 euros en moins de
trois jours…
Mais cette équipe gouvernementale ne semble caractérisée ni
par l’intelligence ni par la clairvoyance. Par ses calculs politiques évidents,
elle est en train de placer la France sur les rails d’une situation que nous
autres, gens du Sud, connaissons bien : la mise en place progressive d’un
Etat policier – j’assume cette expression – où l’existence d’une contestation
protéiforme et déterminée offre le prétexte idéal pour restreindre les libertés
(interdiction de manifester, criminalisation des manifestations non-autorisées
– et cela à l’encontre des lois européennes, création d’un fichier – encore un
– de casseurs, etc). D’ailleurs, comme à l’époque moisie de Giscard et
Poniatowski (son très droitier ministre de l’intérieur), la France renoue avec
les incantations à propos de l’urgence de l’adoption d’une énième « loi
anti-casseurs ». Tout cela risque de très mal se finir.
(1) http://cqfd-journal.org.
On peut aussi suivre le fil twitter (@davduf) du journaliste consacré au
recensement des violences policières.
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