Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

dimanche 20 janvier 2019

La chronique du blédard : France, le spectre de l’État policier

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 10 janvier 2019
Akram Belkaïd, Paris

Huit, neuf semaines, et cela continue encore, n’en déplaise à Luc Ferry, ancien ministre de l’éducation, qui veut que la police française ouvre le feu sur les manifestants… On pourrait, en préambule de cette chronique, s’amuser à recenser les écrits péremptoires de novembre dernier qui prévoyaient un essoufflement rapide du mouvement des gilets jaunes. On pourrait aussi citer quelques éditocrates français qui soutinrent cette contestation tant qu’elle se bornait à réclamer la suppression des taxes sur le carburant et qui firent volte-face immédiate quand les revendications se sont étendues à tout le champ social (sans oublier la demande de réinstauration de l’impôt sur la fortune). Mais on se contentera de relever que l’histoire retiendra que les médias qui fustigent le plus le mouvement ont, au départ, beaucoup contribué à son essor. Belle ironie.

Ce qui me paraît le plus préoccupant est l’évolution de la répression et des violences contre les manifestants. A la faveur des événements, nombre de spécialistes du maintien de l’ordre, je pense au journaliste et réalisateur David Dufrene ou au chercheur Sébastien Roché (que j’avais longuement cité à l’époque des émeutes de banlieue de 2007), tirent la sonnette d’alarme. Pour eux, les violences policières ont atteint un niveau inacceptable. Il suffit de visionner quelques extraits diffusés sur les réseaux sociaux pour en prendre la mesure. Là où les télévisions n’ont eu de cesse de passer en boucle les coups de poings assénés par un ancien boxeur à un membre des forces de l’ordre (la scène s’est déroulée sur une passerelle enjambant la Seine à Paris), les internautes mettent en ligne des scènes de brutalité extrême à l’image de cette manifestante traînée par les cheveux sur plusieurs mètres ou ce manifestant qui filmait tranquillement le passage d’un canon à eau et qui a été projeté à terre par un policier l’ayant violement poussé dans le dos.

Dans ce qui se joue, les opinions des uns et des autres sont souvent bien arrêtées. Il existe une France qui impute la responsabilité des violences aux manifestants et aux casseurs. Pour elle, toute critique des violences policières constitue un acte de complicité avec des gens qui ne respecteraient pas l’ordre républicain. On peut pourtant dénoncer à la fois les actes des casseurs et critiquer le comportement des forces de l’ordre car ces dernières s’en prennent à tout le monde et semblent jouir d’une totale impunité. De nombreux témoignages le prouvent. Des cortèges pacifiques ont reçus des gaz lacrymogènes alors qu’ils se mettaient à peine en route. Et que dire de l’usage des grenades assourdissantes et, pire encore, des flash-ball dont l’emploi n’est absolument pas restreint ou exceptionnel (des journalistes ont même été visés à la poitrine et à la tête). Et ne parlons pas du retour des voltigeurs de Pasqua, ces hommes à moto et à matraque qui font remonter à la surface des choses le sinistre souvenir de la mort de Malik Oussekine en 1986.

La France s’est longtemps enorgueillit d’une compétence en matière de maintien de l’ordre et de prévention des dérapages. L’exemple le plus souvent cité est celui des événements de mai 1968 où le Préfet Grimaud sut canaliser la violence et éviter l’hécatombe. Cette revendication de compétence me laisse toutefois dubitatif car ce « savoir-faire », le même que la ministre de l’intérieur Michèle Alliot-Marie se proposa d’offrir en janvier 2011 au régime de l’ex-président tunisien Ben Ali, ce savoir-faire, donc, n’a pas toujours été aussi respectueux de l’intégrité de la personne humaine. Citons simplement à ce sujet ce qui s’est passé le 17 octobre 1961 à Paris avec « l’expertise » du préfet Maurice Papon qui fit plusieurs dizaines de morts algériens. Mais il est vrai que, jusqu’à il y a quelques années, la retenue et la capacité à ne pas laisser les choses déraper a souvent caractérisé la gestion sécuritaire des manifestations.

Mais tous les spécialistes, les vrais, pas les zozos que l’on voit se succéder sur les chaînes d’information, le disent : en matière de confrontation entre forces de l’ordre et manifestants, ce sont toujours les premières qui fixent le niveau de violence. Et face aux gilets jaunes, la désescalade, qui est une stratégie de maintien de l’ordre employée dans de nombreux pays européens, n’est absolument pas pratiquée. Bien au contraire. Ça cogne, ça insulte, ça provoque. Exemple : les manifestants des Champs Elysées sur lesquels des policiers inconscients ont lancé des grenades assourdissantes avant que l’un d’eux ne sorte son arme. Un comportement à la fois erratique et irresponsable. Comme le dit David Dufresne dans un entretien disponible sur internet, cette « violence laissera des traces » au sein de la population (1).

Comment expliquer que les forces de l’ordre aient ainsi la bride lâchée ? La réponse est simple. C’est la volonté d’un pouvoir qui a décidé de jouer la carte de la confrontation. Les déclarations martiales se suivent et se ressemblent. Le mépris de classe ne se cache même plus. Le calcul d’Emmanuel Macron et de son gouvernement est clair : les violences finiront tôt ou tard par rendre le mouvement des gilets jaunes impopulaire ce qui ne manquera pas de renforcer la base électorale du président français. Ce dernier grappille d’ailleurs des points de popularité dans l’électorat de droite, plus traditionnellement enclin à défendre l’ordre.

Au sein du gouvernement, ce n’est pas encore la panique mais ça y ressemble fort (laquelle panique a bel et bien existé début décembre quand le mouvement s’est soudain radicalisé). On sent la tentation du « cognons encore plus fort ». On sent aussi le désarroi et une perte de sang-froid manifeste. Un exemple : au lieu de s’indigner de l’existence d’une cagnotte de soutien en faveur du fameux boxeur, les différents ministres qui se sont exprimés à ce sujet, dont l’ineffable Marlène Schiappa (une bénédiction pour tous les misogynes qui hantent la Toile), feraient mieux de se demander pourquoi ce pécule a atteint un montant supérieur à 100 000 euros en moins de trois jours…

Mais cette équipe gouvernementale ne semble caractérisée ni par l’intelligence ni par la clairvoyance. Par ses calculs politiques évidents, elle est en train de placer la France sur les rails d’une situation que nous autres, gens du Sud, connaissons bien : la mise en place progressive d’un Etat policier – j’assume cette expression – où l’existence d’une contestation protéiforme et déterminée offre le prétexte idéal pour restreindre les libertés (interdiction de manifester, criminalisation des manifestations non-autorisées – et cela à l’encontre des lois européennes, création d’un fichier – encore un – de casseurs, etc). D’ailleurs, comme à l’époque moisie de Giscard et Poniatowski (son très droitier ministre de l’intérieur), la France renoue avec les incantations à propos de l’urgence de l’adoption d’une énième « loi anti-casseurs ». Tout cela risque de très mal se finir.



(1) http://cqfd-journal.org. On peut aussi suivre le fil twitter (@davduf) du journaliste consacré au recensement des violences policières.
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