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Le Quotidien d’Oran, jeudi 23 janvier 2020
Akram Belkaïd, Paris
Chaque année, à la fin du mois de janvier, le tout petit monde des plus riches, des puissants et de celles et ceux qui les suivent, les surveillent, les admirent, les jalousent ou les défendent se réunit dans la station suisse de Davos à l’occasion du Forum économique mondial. Pour faire bonne mesure et éviter l’accusation de l’entre-soi, les organisateurs s’arrangent depuis plus d’une décennie pour inventer quelques voix marginales, dissidentes ou même contestatrices. Cela ne mange pas de pain, cela permet même de mettre un peu d’animation. Cette année, c’est la jeune suédoise Greta Thunberg qui a fait le déplacement. Je ne sais pas si elle est arrivée en skis ou en traineau à chiens mais ce qui est sûr c’est qu’elle n’a pas pris l’un des 1 500 vols privés prévus pour l’occasion.
Cette année, les participants à cette grande messe - dont le principal intérêt est ce que l’on appelle le « réseautage » (vous savez mon cher, les conférences et autres panels sont d’un tel ennui…) - auront en tête l’étude que l’organisation non gouvernementale Oxfam vient de publier avec un parfaite maîtrise du timing. Selon cette Ong britannique, l’écart qui sépare aujourd’hui les plus riches du reste de la planète dépasse désormais l’entendement. Un exemple : la planète compte 2 153 milliardaires (Rabbi izidelhoum, que Dieu leur donne plus, dira-t-on de manière ironique et désabusée). Ces deux milliers de personnes possèdent plus d’argent que 4,6 milliards d’individus dont les revenus les classent parmi les plus pauvres. Autre chiffre édifiant : Le 1% le plus riche de la planète possède une fortune supérieure au double des richesses cumulées de 6,9 milliards de Terriens (92% de la population totale). Bref, les riches sont très très riches et les pauvres ne voient guère le bout du tunnel. Malgré les discours triomphalistes de la Banque mondiale, la moitié de la population mondiale (3,8 milliards de personnes) vit avec moins de 5 dollars par jour.
Restons-en là, pour le moment, avec les chiffres (ne pas noyer le lecteur, règle essentielle pour le papier à facture économique). Les conclusions de l’étude d’Oxfam obligent à poser une première question : est-ce que cette situation de profond déséquilibre est considérée comme scandaleuse et comme nécessitant des actions d’envergure ? Au-delà des discours politiques promettant la lune, la réponse est évidemment négative. Nous vivons une époque où une grande partie des élites dirigeantes agit en respectant un postulat implicite : pour eux, l’inégalité, et la pauvreté qui en résulte, est normale. Elle est l’ordre naturel des choses.
Les riches sont encore plus riches mais ils ne redistribuent guère. Et pourquoi est-ce le cas ? Parce que les pouvoirs politiques les servent eux et non plus la majorité. Et comment les servent-ils ? En faisant en sorte qu’ils participent de moins en moins, et de loin en loin, à la solidarité nationale. La tendance qui a été enclenchée dans les années 1980 s’est accélérée : les grandes fortunes échappent de plus en plus à l’impôt puisque les politiques fiscales leur sont de plus en plus favorables. Et ce qui reste d’impôt exigible, car il en faut un peu pour préserver les apparences, est diminué de ce qui s’échappe grâce à l’optimisation fiscale.
Pour faire taire les critiques, les servants des plus riches ont inventé la notion de ruissellement. Ceux d’en haut ont les coffres pleins ? Pas grave, la gravité va faire qu’une partie de cette eau précieuse va descendre vers le bas… Or, le ruissellement est une foutaise. En France, rappelle Oxfam, on comptait 41 milliardaires en 2019 soit quatre fois plus qu’en 2008 année de la fameuse crise financière qui a provoqué l’application de maintes mesures d’austérité. Merci Nicolas Sarkozy, François Hollande et Emmanuel Macron : les 10% les plus riches des Français détiennent la moitié des richesses du pays. La France, pays de 41 milliardaires, compte près de 10 millions de pauvres.
Pour calmer la colère sociale qui monte, on explique aux gens que ces fortunes sont virtuelles puisqu’elles sont le plus souvent calculées à partir de valorisations boursières. Ce n’est pas faux. Mais cette richesse est tout de même tangible. Elle se traduit par le paiement de dividendes sonnants et trébuchants qui mettent en relief une autre réalité : l’actionnaire tire son épingle du jeu, le salarié, lui, voit la courbe des salaires s’aplatir quand elle ne dévale pas la pente. 2019, a été un cru excellent en matière de versement de dividendes dans les pays développés, notamment en France (60 milliards d’euros, un record). Les salaires, eux, stagnent. Voilà comment, entre autres, les inégalités s’aggravent.
Restons en France avec son projet de loi sur les retraites. Tout le monde sait, y compris dans la presse économique, que le véritable enjeu est de faire en sorte que le salarié de demain épargne pour préparer sa retraite. Et cette épargne est destinée à alimenter directement, ou indirectement, la Bourse. Ce qui sera profitable aux marchés financiers et donc aux entreprises cotées, celles qui fondent la fortune des milliardaires. En 2020, la redistribution n’est plus à l’ordre du jour. Ce qui compte, c’est la captation de l’épargne (quand elle existe) et la limitation des impôts des plus riches. Tout cela n’est guère soutenable. Ici et là, comme au Chili, des peuples se révoltent. En face, les pouvoirs n’ont d’autre solution que d’user de la force et de mesures antidémocratiques. Jusqu’à quand ?
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