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Le Quotidien d’Oran, jeudi 28 janvier 2021
Akram Belkaïd, Paris
En mars 2012, mon ami et confrère K. Selim déplorait l’absence de projets culturels concrets pour commémorer le cinquantième anniversaire de l’indépendance (1). Dans son éditorial, il relevait que ce vide nous imposait de systématiquement réagir à ce que des Français – ou des Algériens vivant en France - pouvaient produire comme reportages, documentaires, films de fiction ou même ouvrages littéraires traitant de la période coloniale et plus particulièrement de la Guerre d’indépendance. Dix ans plus tard, rien n’a changé. Comme vient de le montrer la publication, en France, du rapport de l’historien Benjamin Stora (2), nous sommes toujours dans la réaction défensive et dans l’incapacité à imposer notre agenda, ce dernier étant tout simplement inexistant. Il se dit qu’un rapport algérien serait en préparation. On l’attend… On l’espère…
On dira que nous avons d’autres priorités et c’est exact. La situation du pays est, à bien des égards, très préoccupante. Qu’il s’agisse de la santé ou des finances, les craintes et les interrogations sont multiples. A cela s’ajoute la manière inique dont sont traités nombre de détenus d’opinion dont on ne dira jamais assez qu’ils ont besoin de soutien et de solidarité active, le silence à leur égard, fut-il « tactique », n’étant rien d’autre qu’une compromission non assumée.
Mais la question du passé demeure incontournable surtout quand son interprétation nous vient de France. Concernant les excuses que l’Algérie est en droit d’exiger de la France, non pas simplement pour ce qui s’est passé durant la Guerre d’indépendance mais d’abord et avant tout pour le simple fait colonial, les opinions sont nombreuses. Pour celles et ceux qui réfléchissent sérieusement à cette question – je ne parle pas ici des incontournables excités et donneurs de leçons qui ne sont bons qu’à délivrer des certificats de patriotisme ou à jeter l’anathème sur celles et ceux qu’ils ne peuvent souffrir -, les excuses sont parfois jugées nécessaires ou, à l’inverse, inutiles, l’Algérie étant indépendante et n’ayant pas à s’embarrasser avec ces histoires du passé.
Pour ma part, comme indiqué dès 2005 dans mon ouvrage Un regard calme sur l’Algérie, je suis favorable à ces excuses ou, si l’on préfère, à une « reconnaissance » de ce qu’exprimait Abdelaziz Bouteflika en juin 2000 lors de sa visite officielle à Paris : la reconnaissance, donc, de la « lourde dette morale, ineffaçable et imprescriptible » de la France à l’égard de l’Algérie. » Une reconnaissance, écrivais-je alors, « au nom de la morale et de la vérité historique. De la morale, parce qu’il n’était pas juste d’envahir par la force et de coloniser une terre déjà peuplée, avec ses propres traditions et religions. Il n’était pas juste de déstructurer sa population en se justifiant d’une prétendue supériorité civilisationnelle (…) De la vérité historique, parce que la colonisation a été tout, sauf une œuvre civilisatrice. La violence de la conquête coloniale, les milliers de têtes coupées lors de la ‘‘pacification’’, les tribus – hommes, femmes et enfants – enfumées dans des grottes jusqu’à la mort, les terres confisquées, les insurrections et les révoltes matées dans le sang – la dernière en date étant celle du printemps 1945 – démontrent que les Lumières n’ont rien à voir avec cette période tragique (…) »
Nous connaissons tous le bénéfice politique et propagandique que tirerait le pouvoir algérien d’excuses officielles françaises. Cela peut inciter à différer ces excuses, à attendre que le Hirak et la démocratie triomphent enfin. Mais ce n’est pas la question. Personne n’est vraiment en droit de dire s’il faut ou non les exiger. L’idéal serait que cela entre dans une réflexion plus globale concernant notre passé, que l’on sache ce que nous voulons vraiment, ce qui nous paraît le plus important : les archives ? des reconnaissances précises concernant tel ou tel événement ? La cartographie exacte des essais nucléaires ou des mines aux frontières ? Et c’est là où pointe le rendez-vous de 2022. Qu’allons-nous faire pour commémorer le soixantième anniversaire de l’indépendance ? Attendre les documentaires d’Arte ou les « reportages » de M6 pour se lancer à plumes et posts perdus dans l’une de ces chaqlalas dont nous avons le secret ? Ou produire du « made in Algeria », aussi modeste soit-il ?
Il ne faut pas trop compter sur l’Etat même s’il pourrait, lui aussi, commander un rapport à un ou plusieurs historiens algériens, ce qui serait une façon de faire entendre un autre discours. Certes, les conditions sanitaires sont très contraignantes mais pourquoi ne pas imaginer une mobilisation nationale des éditeurs, des créateurs, des artistes, des chercheurs et des historiens sous un label commun, « Algérie-60 » ou autre chose ? Je suis, par exemple, frappé par le nombre de personnes s’exprimant sur les réseaux sociaux au sujet de leur propre histoire familiale et de la manière dont l’engagement de l’un des leurs – souvent mort au maquis – a été nié après 1962. Comment faire pour relayer ces voix ? Pour leur donner plus d’échos ?
Et puis, il y a les questions qui fâchent. Nous portons en nous des silences assourdissants quant au passé. Des choses qui, certes, peuvent (enfin) s’écrire dans les journaux ou les livres mais qui ne seront jamais abordées à la télévision voire à la radio. Quatre exemples simples qui mériteraient débats, colloques, série d’articles : Qui était Messali Hadj ? Que représentait Ferhat Abbas ? Qui a tué Abbane Ramdane et pourquoi ? Quel fut le « vrai » rôle des Oulémas ?
Notre histoire est tragique mais elle est aussi passionnante. C’est à nous de l’explorer mais aussi d’en être les passeurs à destination de la jeunesse. Ayons en tête ceci pour bien comprendre l’enjeu : pour un jeune qui aura vingt ans en 2022, l’indépendance sera aussi éloignée de son quotidien que l’an 1900 ne l’était pour un jeune du même âge en 1962… Réfléchir et produire en prévision de juillet 2022, voilà une autre mobilisation urgente.
(1) « Benjamin Stora 2 ENTV 0 », Le Quotidien d’Oran, jeudi 15 mars 2012.
(2) « Rapport sur les questions mémorielles portant sur la colonisation, et la guerre d’Algérie ». Document rédigé à l’attention du président Emmanuel Macron.