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lundi 2 avril 2012

SlateAfrique : Quand Al Jazeera fait dans la déontologie

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Lundi 2 avril 2012

L’affaire Merah lui a permis d’acquérir un peu plus de respectabilité en France mais il n’est pas sûr que cela fasse disparaître les critiques qu’elle subit dans l’hexagone mais aussi au Maghreb.

Siège de la DCRI (Direction centrale du renseignement intérieur) à Levallois Perret, le 24 mars 2012. REUTERS/Gonzalo Fuentes
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Ainsi, et c’est tant mieux, Al Jazeera ne diffusera pas les images des tueries de Montauban et de Toulouse. On sait que son bureau parisien a reçu par voie postale une clé USB contenant un montage de ces assassinats et que de nombreuses voix se sont élevées contre sa diffusion tandis que la justice française a même envisagé des poursuites dans le cas contraire. Des pressions et des appels à la raison qui ont visiblement convaincu les responsables de la chaîne qatarie de ne pas rendre public le document vidéo.
«Conformément à son code d'éthique et compte tenu du fait que les vidéos n'ajoutent aucune information qui n'est pas déjà du domaine public, Al-Jazeera ne diffusera pas leurs contenus», a expliqué un porte-parole de la chaîne mardi 27 mars 2012.

Décision prise à Doha

C’est à Doha, siège de la chaîne, et non à Paris que la décision a été prise. Au-delà de la déontologie mise en avant, il est évident que des considérations commerciales et diplomatiques ont beaucoup pesé.
On le sait, la France est devenue l’un des terrains de jeu favoris des entreprises et des fonds d’investissements du Qatar. De fait, il ne se passe pas une semaine sans que l’on annonce, soit une prise de participation d’une entreprise qatarie dans un joyau du CAC40 - à l’image de la bataille capitalistique de plus en plus controversée autour de Lagardère (et d’EADS…) -, soit le lancement d’un projet immobilier de grande envergure cela sans oublier le fait que l’actualité footballistique, celle du Paris Saint Germain en l’occurrence, fait parler en permanence de ses riches et ambitieux propriétaires qataris.
Sur le plan diplomatique, le Qatar (avec le Maroc) est peut-être le seul allié de la France. La guerre en Libye tout comme la crise en Syrie montrent que Paris peut compter sur le soutien de Doha et vis-versa. Petit Etat coincé entre de grands voisins quelque peu expansionnistes (Iran, Irak, Arabie Saoudite), le Qatar sait de son côté qu’il aura un jour ou l’autre besoin de l’aide voire de la protection de la France.
Du coup, on imagine mal Al Jazeera prendre le risque d’être à l’origine d’une grave crise politique entre Paris et Doha. Certes, les journalistes de la chaîne ne cessent de clamer, et souvent à raison, leur indépendance à l’égard de la famille royale et du gouvernement qatari mais il est évident que dans une telle affaire, les dirigeants de la chaîne d’information multilingues n’avaient aucune marge de manœuvre.
Cela, d’autant plus qu’Al Jazeera a de nombreux projets en France dont la création de plusieurs chaînes de sport (Be in 1 et Be in 2) en attendant, qu’un jour, peut-être, l’Elysée donne son feu vert pour la création d’une Al Jazeera de langue française…

Al Jazeera peaufine sa communication

En décidant de ne pas diffuser les images des tueries de Montauban et de Toulouse, Al Jazeera peaufine aussi sa communication à destination du monde occidental où elle continue, malgré tous ses efforts, d’être perçue comme étant «la chaîne des terroristes» pour reprendre une expression attribuée à George W. Bush.
En 2003, alors qu’il était président des Etats-Unis, ce dernier aurait même envisagé de faire bombarder son siège afin de l’empêcher de relayer des informations à propos de la guerre en Irak que la Maison-Blanche jugeait contreproductives pour sa propagande.
Il reste à savoir si cette stratégie «responsable» va être payante? En France, il est possible que cela contribue à ne pas dégrader outre mesure l’image d’une télévision qui alimente maintes accusations et fantasmes (d’autant plus récurrents qu’Al Jazeera en langue arabe n’est guère comprise par le personnel politique et médiatique français). Pour autant, il ne faut pas ignorer le fait que des voix se font entendre dans le monde arabe, notamment en Algérie et en Tunisie, pour accuser Al Jazeera d’hypocrisie et de double jeu.
Ainsi, ce journaliste et producteur de documentaires algérien qui s’indigne sur Facebook:
«Lorsque des terroristes d’Al Qaïda au Maghreb trucident des membres des forces de sécurité ou commettent des attentats suicides, Al Jazeera est fière de montrer leurs images de propagande. Lorsque cela touche à la France, d’un seul coup, la chaîne qatarie a un sursaut de déontologie. Conclusion, pour cette chaîne arabe, qui donne des leçons à la terre entière, tous les morts ne se valent pas».

Ambiguïté de cette chaîne

Et il vrai que c’est toute l’ambiguïté de cette chaîne de télévision qui mérite d’être questionnée. Professionnelle et informative même si son objectivité est remise en cause par son parti-pris en faveur des insurgés en Libye et en Syrie, Al Jazeera est trop souvent indulgente à l’égard des mouvements islamistes armés qu’ils soient Libyens, Algériens ou Syriens. Elle n’hésite pas à diffuser leurs déclarations, leurs images de propagande ou même à leur tendre le micro. De même, sur les ondes d’Al Jazeera, le mot «terroriste» est employé avec beaucoup de précautions de langage.
Là où les médias occidentaux parlent de «terroristes islamistes», Al Jazeera parle souvent de«ceux que l’on désigne par le terme terroriste’». Une nuance qui n’est pas négligeable.
Dans l’affaire Merah, la chaîne s’est d’ailleurs distinguée par sa grande prudence, préférant ne pas trop aborder ce sujet si ce n’est pour accompagner l’omniprésence de Nicolas Sarkozy comme l’a relevé le quotidien algérien l’Expression:
«Le groupe Al-Jazeera qui finance les groupes révolutionnaires en Libye, l'internationale islamiste dans le monde, qui soutient médiatiquement, militairement et financièrement la révolution arabe en Syrie, qui héberge les islamistes du parti dissous sur son sol et qui leur offre une fenêtre sur la cour des grands aux mouvements fondamentalistes de tous bords, n'a pas commenté outre mesure l'affaire Mohamed Merah.»
Al Jazeera n'a pas voulu ainsi griller son actuel investissement en France. Elle n'a pas dénoncé non plus l'assassinat des enfants juifs dans l'école de Toulouse. Al Jazeera, qui a évacué cette affaire de la feuille de route de ses programmes, a préféré mettre le paquet sur la Syrie.
Al Jazeera a en revanche, fixé sa caméra et ses projecteurs plus sur Sarkozy que sur le candidat Hollande. Les affaires sont plus importantes que les positions politiques.
Acteur international et de plus en plus globalisé de l’information, Al Jazeera va certainement continuer de faire couler de l’encre et à être scrutée de près. L’affaire Merah lui a permis d’acquérir un peu plus de respectabilité en France mais il n’est pas sûr que cela fasse disparaître les critiques qu’elle subit dans l’hexagone mais aussi au Maghreb.

Akram Belkaïd

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