Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

mercredi 9 janvier 2013

Après les révolutions, les privatisations...

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LE MONDE DIPLOMATIQUE - Octobre 2011
 
En Tunisie et en Egypte, l’ivresse des possibles
 
L’absence de véritable aide internationale fragilise la quête d’une troisième voie, entre dirigisme et capitalisme débridé, dans les pays arabes. Elle les livre à l’influence d’institutions financières dont la crise, au Nord, n’a pas bousculé les certitudes.
 
par Akram Belkaïd, octobre 2011
              
Confrontées à une difficile stabilisation de leur situation politique, la Tunisie et l’Egypte doivent aussi faire face à des défis économiques. La chute des systèmes de prébende mafieuse va certes libérer les énergies et les initiatives individuelles, mais elle ne sera fructueuse que si les nouveaux pouvoirs en place trouvent les moyens financiers de rattraper le temps perdu et d’assurer un développement plus égalitaire. Selon les premières estimations de la Banque centrale de Tunisie et du ministère égyptien de l’économie, les deux pays auront besoin, au cours des cinq prochaines années, de 20 à 30 milliards de dollars pour améliorer les conditions de vie de leurs populations et désenclaver des régions entières grâce à un programme d’investissements dans les transports, l’énergie et les infrastructures technologiques. Conscientes de ces enjeux majeurs, des personnalités tunisiennes, mais aussi européennes et arabes (1), se sont regroupées derrière le slogan « Invest in democracy, invest in Tunisia » (« Investissez dans la démocratie, investissez en Tunisie ») et ont lancé un appel, le « manifeste des 200 », appelant les pays occidentaux à aider financièrement la Tunisie.

Les Etats-Unis et l’Union européenne ont toutefois fait savoir de manière plus ou moins tranchée que leurs caisses étaient vides et que la crise de la dette publique ne les incitait guère à la prodigalité. Lors de la réunion du G8 à Deauville, les 26 et 27 mai 2011, les pays les plus riches de la planète ont certes promis 20 milliards de dollars (14,7 milliards d’euros) sur deux ans à l’Egypte et à la Tunisie, mais ce montant comprend essentiellement des prêts déjà programmés avant la révolution. Quant aux pays arabes, ils ne se précipitent guère pour aider leurs voisins engagés sur le chemin tortueux de la démocratisation. L’Algérie, pourtant forte d’un trésor de guerre de 150 milliards de dollars, n’a alloué que quelques dizaines de millions de dollars à la Tunisie : une misère. Sans compter que le projet de Banque méditerranéenne, dans les cartons depuis 1995, a été définitivement enterré par l’Union en mai 2011. Ainsi, la Banque européenne d’investissement (BEI) — qui va proposer des prêts d’un montant total de 6 milliards de dollars d’ici à 2013 — et la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) seront les principaux organismes prêteurs, aux côtés du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale. Contrairement aux pays d’Europe de l’Est après la chute du mur de Berlin, les pays méditerranéens engagés dans une transition démocratique ne disposeront pas de « leur » banque de reconstruction et de développement.
A Tunis comme au Caire, où l’on espérait le lancement d’un véritable « plan Marshall » — référence au financement de la reconstruction de l’Europe par les Etats-Unis après la seconde guerre mondiale —, la déception a été grande. D’autant que plusieurs économistes ont expliqué qu’un tel plan ne coûterait que l’équivalent du financement de deux mois de guerre en Irak, ou 3 % de la facture de la réunification allemande de 1991 (2).

Aller plus loin dans l’ouverture libérale

 
A défaut de pouvoir compter sur une aide financière à la mesure des défis économiques et sociaux qu’elles affrontent, l’Egypte et la Tunisie sont vivement encouragées par le FMI et la Banque mondiale à aller plus loin dans l’ouverture libérale, quitte à s’adresser aux grands groupes internationaux pour financer leur développement. Aux yeux des bailleurs de fonds internationaux et des multinationales occidentales déjà installées au sud de la Méditerranée et qui souhaitent disposer d’une plus grande facilité d’action, l’option des partenariats public-privé (PPP) fait presque figure de solution miracle. Le principe ? Une entreprise privée financerait, construirait, puis exploiterait un service public (eau, énergie, santé…) pour le compte de l’Etat ou de ses collectivités : une privatisation, fût-elle temporaire, qui ne dit pas son nom. Ainsi, avec un cynisme qui leur est propre, les institutions financières internationales demandent à ces démocraties naissantes l’équivalent de ce qu’elles exigeaient des dictatures il y a peu.

Depuis le début des années 1990, le FMI n’a cessé en effet de demander à M. Hosni Moubarak et à M. Zine El-Abidine Ben Ali (présidents respectivement de l’Egypte et de la Tunisie) plus de réformes économiques, parmi lesquelles la convertibilité totale de leurs monnaies, une « amélioration de l’environnement des affaires » — comprendre par là plus de facilités pour les investisseurs étrangers —, un retrait accéléré de l’Etat de la sphère économique et une libéralisation des services. Sans jamais remettre en cause leur adhésion à l’économie de marché, les dictateurs déchus avaient veillé à ne pas aller trop loin en matière d’ouverture, conscients que cela pouvait aggraver les disparités sociales. Les futurs gouvernements démocratiquement élus se plieront-ils à ces demandes de libéralisation économique plus poussée ? Les PPP sont-ils vraiment la solution ?
Au sud de la Méditerranée, ce montage apparaît pour les milieux d’affaires et les institutions internationales comme l’outil indispensable pour le financement d’infrastructures. Pourtant, les implications de ce système demeurent largement méconnues. Comme l’ont expliqué Les Echos, « le recours de plus en plus fréquent aux partenariats public-privé n’a pas encore prouvé sa rentabilité économique ». Citant François Lichère, professeur de droit à l’université d’Aix-Marseille et consultant auprès de cabinets d’avocats pour la rédaction de contrats de PPP, le quotidien économique français ajoute que « le risque financier est porté par des sociétés de projet, montées pour l’occasion, qui empruntent 90 % des fonds. L’outil est donc fait pour fonctionner dans des contextes bancaires favorables (3) ».
 
Cette remarque appelle deux réserves. La première concerne l’état du secteur bancaire. L’outil PPP nécessite des taux d’intérêt peu élevés et des banques en bonne santé. Or ces deux conditions sont loin d’être remplies en Tunisie et en Egypte, où de nombreux établissements traînent des créances douteuses et n’ont pas l’expertise nécessaire pour participer à des montages financiers complexes (4). La seconde réserve est liée à la capacité de l’opérateur public à s’assurer que ses intérêts — et ceux du contribuable — sont respectés, et que le partenaire privé mène bien sa mission. Cela signifie que l’Etat, la collectivité locale ou tout autre acteur public doit avoir les compétences et l’expertise nécessaires pour accompagner et évaluer le PPP. Ainsi, en France, dans un secteur comme celui de l’alimentation en eau potable, les municipalités sont obligées de faire preuve de vigilance pour ne pas se voir imposer des surcoûts et pour que les dispositions contractuelles ne soient pas foulées au pied par l’opérateur privé (5). En clair, les PPP exigent non pas un Etat fort, mais un Etat compétent, capable d’élaborer un cadre juridique solide puis de vérifier la bonne exécution du partenariat. La question est donc de savoir si les futures administrations tunisiennes et égyptiennes en seront capables.

L’impôt, jugé impie par l’islam politique

 
Existe-t-il une option économique qui ne serait ni un libéralisme débridé ni un retour au dirigisme d’antan ? Si oui, elle ne viendra pas des partis politico-religieux. Comme l’a montré l’économiste égyptien Samir Amin à propos des Frères musulmans, l’islamisme se contente de s’aligner sur les thèses libérales et mercantilistes et, contrairement à une idée reçue, n’accorde que peu d’attention aux enjeux sociaux. « Les Frères musulmans, explique-t-il, sont acquis à un système économique basé sur le marché et totalement dépendant de l’extérieur. Ils sont en fait une composante de la bourgeoisie compradore (6). Ils ont d’ailleurs pris position contre les grandes grèves de la classe ouvrière et les luttes des paysans pour conserver la propriété de leurs terres [notamment au cours des dix dernières années]. Les Frères musulmans ne sont donc “modérés” que dans le double sens où ils ont toujours refusé de formuler un quelconque programme économique et social (de fait, ils ne remettent pas en cause les politiques néolibérales réactionnaires) et où ils acceptent de facto la soumission aux exigences du déploiement du contrôle des Etats-Unis dans le monde et dans la région. Ils sont donc des alliés utiles pour Washington (y a-t-il un meilleur allié des Etats-Unis que l’Arabie saoudite, patron des Frères ?), qui leur a décerné un “certificat de démocratie” (7) ! »
On parle souvent des actions caritatives des formations islamistes ; c’est oublier que ces dernières défendent un ordre figé et qu’elles se refusent à penser ou à élaborer des politiques vouées à la diminution de la pauvreté et des inégalités sociales. De même, l’islam politique est enclin à favoriser des politiques néolibérales et à s’opposer à toute politique de redistribution par le biais d’impôts jugés impies, exception faite de la zakat, c’est-à-dire l’aumône légale et codifiée — l’un des cinq piliers de l’islam. Cela explique pourquoi les islamistes n’ont jamais cherché à se rapprocher des mouvements altermondialistes, qu’ils considèrent souvent comme une nouvelle manifestation du communisme. On peut donc supposer que, tant qu’ils ne mettent pas en danger la base même de la démocratie, des partis islamistes forts n’entraîneraient pas une révolution majeure dans la politique économique des pays concernés.
La Tunisie et l’Egypte se retrouvent donc confrontées à la recherche de cette fameuse « troisième voie » que les pays de l’ex-bloc soviétique n’ont pas été capables de mettre en place après la chute du Mur. Il s’agit d’empêcher que les révolutions populaires fassent le lit d’un capitalisme conquérant qui remettrait en cause la cohésion sociale des sociétés égyptienne et tunisienne. Cela passe nécessairement par la mise en place de politiques économiques mettant l’accent sur le social et la réduction des inégalités.
 
Akram Belkaïd
 
Journaliste. Ce texte est issu du livre qu’il vient de publier, Etre arabe aujourd’hui, Carnets Nord, Paris, 2011.
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