Le Quotidien d'Oran, jeudi 6 mars 2014
Akram Belkaïd, Paris
Akram Belkaïd, Paris
1. Nouvelles définitions du terme stabilité dans les dictionnaires à paraître en 2014. Stabilité : A : élément de langage utilisé de manière intensive par des régimes autoritaires ou des dictatures en mal de légitimité et de projets dans un contexte de contestation et de colère populaires croissantes. B : excuse ou argument fallacieux mis en avant pour imposer le statu quo, pour refuser tout élan réformateur et pour dénier au peuple son droit aux droits les plus élémentaires. C : motif légal pour interdire toute manifestation sur la voie publique et restreindre la liberté d’expression. D : excuse idéale pour justifier le silence, l’inaction ou l’approbation tacite, voire honteuse, face à une situation inique. Synonymes : immobilisme, régression, chantage, manœuvre dilatoire, diversion, manipulation, fossilisation, glaciation et formol.
2. Extrait d’un poème universel dédié à la stabilité : Sur les murs des prisons, sur les lourdes chaînes d’acier, sur les grands pas de la régression, il est écrit ton nom / Dans l’isoloir inutile, dans l’urne déjà bourrée, pendant les faux-débats et les messes médiatiques stériles, sans cesse sera glissé ton nom / Dans les salons feutrés où les intrigants ourdissent, où les impuissants se taisent et où les courtisans s’affalent, il est suggéré ton nom / Dans les bureaux capitonnés, là où discourent les ombres maléfiques et où les serviles prennent note, ton nom est ordonné / Sur le tissu rêche des baillons et des camisoles, sur les piques des gourdins, sur le fer des matraques, il est écrit ton nom / Dans les images maquillées, dans les sons inventés, dans les éditos commandés, ton nom sera loué.
3. Portugal, 1968. Victime d’un accident vasculaire cérébral, le dictateur Antonio de Oliveira Salazar est forcé de passer la main (il décédera deux ans plus tard). Au nom de la « stabilité », son successeur Marcelo Caetano n’entend pas bouleverser l’architecture de l’« estado novo », la doctrine autoritariste propre au régime salazariste. Et même s’il tente de mettre en place quelques réformettes, la Pide, la sinistre police secrète, s’y oppose. Six ans plus tard, et après bien des turbulences, un coup d’Etat militaire renverse un régime qui se croyait le garant éternel des intérêts du Portugal et des Portugais, et ouvre la voie à la démocratie et à l’instauration d’un Etat de droit moderne. La Pide, qui a ouvert le feu sur le peuple est démantelée et les opposants politiques libérés. C’était le 25 avril 1974, date de la fameuse révolution des œillets dont on célèbrera donc bientôt le quarantième anniversaire.
4. Dialogue imaginaire, ou presque, quelque part sur les hauteurs d’une capitale au bord de la crise de nerfs :
- Cette fois, on va peut-être trop loin. Les choses risquent de bouger. Ça va tanguer…
- Non ! Sta-bi-li-té, complot et menaces extérieures. On répète ça en boucle. On déverse des tonnes d’images de Syrie et de Libye. Avec un peu de chance, ça va aussi dégénérer en Ukraine et ce sera du tout bénéf pour nous. Ça suffira à calmer les indécis. Pour les autres, ce sera le qalouze jusqu’à ce qu’ils comprennent.
- Mouais… Pas sûr que ça marche aussi facilement. Chouia bezef, non ?
- Sta-bi-li-té. C’est obligé que ça marche ! Ça fait des mois que ça marche. Pourquoi les choses changeraient ? Ça leur passera. Tout passe ici. Tout… Au besoin, on actionne l’autre zozo à la chemise blanche ou quelqu’un d’autre. Ils diront du mal de nous, ça tournera en boucle sur internet. Ça réveillera le nationalisme. Sta-bi-li-té, complot et menaces extérieures. T’as bien compris ?
5. Extrait, bien réel, d’un article du mensuel Afrique-Asie (numéro de mars 2014) citant le Premier ministre Abdelmalek Sellal : « Le président Bouteflika est en bonne santé. Il a toutes les capacités intellectuelles et la vision nécessaire pour assurer cette responsabilité. Nous avons des frontières avec sept pays, dont certaines sont fermées à cause des menaces qui se profilent dans notre environnement immédiat. Le président de la République a toutes les compétences nécessaires pour garantir la sécurité et la stabilité de notre pays. […] Il est une référence majeure sur les grandes questions planétaires de l’heure. »
Autres extraits, toujours réels, d’un second article, assez irréel, du même magazine : « Le 17 avril prochain, les Algériens sont appelés aux urnes. Le président Bouteflika, qui a confirmé sa candidature, leur propose d'avancer dans la voie de la démocratie et du développement. Il est vrai que le pays, qui peut se targuer d'avoir retrouvé la paix et la sérénité, s'impose comme un modèle dans la région. » […] « Les Algériens sont appelés à renouveler leur confiance à cet homme qui tient solidement la barre depuis quinze ans et qui a beaucoup donné à son pays, avant et après l'indépendance, au sein du maquis et dans le gouvernement. Selon toute vraisemblance, ils ne manqueront pas de le faire par adhésion à une vision et à une politique dont ils vivent tous les jours les bienfaits ». Et rien sur la stabilité ?
6. Stabilité… La situation algérienne oblige à prendre conscience de l’ambivalence de ce terme. Stabilité positive ou stabilité négative ? Un cancre qui n’a que de mauvaises notes tout au long de l’année est dans un état de stabilité mais négative. Un patient dont la maladie invalidante n’évolue pas est lui aussi dans la même impasse. Stabilité … Pourquoi ce mot est-il paré d’autant de vertus en Algérie ? A cause de ce qui s’est passé durant les années 1990, disent les uns. A cause des dérapages provoqués par les soulèvements populaires dans le monde arabe en 2011, ajoutent les autres. Il y a sûrement des deux. Mais il est temps que cela cesse. Il ne faut plus que cette excuse de stabilité masque le fait que l’Algérie est en train de tourner en rond. Non, pire, qu’elle est en train de plonger. Vive le mouvement, vive le changement, vive l’instabilité créatrice !
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