Le Quotidien d’Oran, jeudi 23 février 2017
Akram Belkaïd, Paris
Parfois, il ne sert à
rien d’écrire sur un thème que l’on a déjà abordé. Cela vaut surtout si les
idées sont les mêmes et que la conviction alors affirmée est demeurée intacte.
On peut éprouver l’envie d’annoter, de préciser ou d’augmenter mais cela ne
change rien au fond. Alors, autant publier le texte tel quel. Cela sonne comme
un rappel, une réitération et c’est donc ce qui suit.
On a beaucoup parlé ces derniers jours, de la colonisation
et de ce qu’elle a infligé au peuple algérien. On peut se distancier de ce
débat, au nom de la tranquillité d’esprit et de la lucidité en rappelant que
tout cela n’est guère innocent puisque cela s’inscrit dans le climat délétère
de la campagne pour l’élection présidentielle française. Mais rien n’empêche de
redire ce que l’on pense surtout si l’on éprouve la désagréable sensation
qu’une partition bien particulière nous est imposée, du moins en France.
Voici donc quelques considérations sur cette question. Il s’agit
d’extraits de mon ouvrage Un
Regard Calme sur l’Algérie (Seuil, 2005).
Les parties entre crochets sont de légères précisions.
Pour des excuses
françaises à propos de la colonisation
« J’ose faire ce rêve. Le 19 mars 2030, à quelques
semaines du bicentenaire [et non du centenaire comme écrit précédemment] de la prise d’Alger par les troupes du général de
Bourmont, un président de la République française, peut-être une femme,
prononcera à Alger un discours historique devant les députés de l’Assemblée
nationale algérienne. Un discours où ce président, la voix chargée d’émotion,
demandera officiellement pardon aux Algériens pour les cent trente-deux années
de colonisation infligées par la France à leur pays, de 1830 à 1962. Peut-être,
à défaut de ‘repentance’,
s’agira-t-il tout simplement de la présentation d’excuses aux Algériens et de
la reconnaissance devant l’Histoire que la colonisation fut dans sa presque
totalité une ignominie génératrice de violences extrêmes à l’égard d’un peuple
qui en a été à jamais affecté dans son âme et dans sa personnalité. »
« Ce rêve, ou plutôt ce souhait, ne se réalisera
peut-être jamais. En effet, la question de la reconnaissance officielle par la
France du mal fait par la colonisation aux Algériens n’est pas un thème facile
à aborder. Le faire, c’est ouvrir immédiatement les vannes du contentieux
franco-algérien. C’est aussi remettre à l’ordre du jour un sujet épineux en
matière de politique intérieure [française] qui, de l’extrême droite à la
gauche « souverainiste », provoque, dans le meilleur des cas, des
crispations et des manifestations d’évident agacement.
« Encore ? », « A quoi bon ? », « Ce n’est
pas aussi simple que cela » sont les réponses les plus fréquemment
avancées lorsque l’interlocuteur algérien revient à la charge sur ce
sujet. » (…)
« J’ai moi-même longtemps considéré cette question de
la ‘repentance’ française comme
secondaire dans la somme des malentendus franco-algériens. A l’instar de
nombreux compatriotes, j’estimais nécessaire d’aller de l’avant et de cesser de
se sentir pris en otages par le poids du passé. Ce n’est pas que les discours
sur les prétendus aspects positifs de la colonisation me laissaient
indifférent. Mais souvent, par tact, par politesse à l’égard de l’interlocuteur
français, je préférais ne pas engager de joutes verbales, mettant son
insistance à trouver à tout prix des bienfaits à la colonisation sur le compte
d’une culpabilité mal assumée que je prenais garde de ne pas exacerber, ou la
considérant comme l’expression du sentiment d’une défaite mal digérée –
l’indépendance algérienne et la fin de l’empire colonial français. De façon
plus générale, revenir sur la colonisation me semblait faire partie de ces
débats stériles que l’Humanité ne gagne rien à perpétuer. »
Reconnaître la
souffrance algérienne
« Les effets insidieux de la ‘seconde guerre d’Algérie’
[la décennie noire] qui ont ouvert [en France] la voie à la remise en question
profonde de la légitimité de l’indépendance algérienne m’ont pourtant fait
changer d’avis. Je suis désormais convaincu que, si l’on souhaite vraiment
refonder les relations franco-algériennes, il faut alors revenir au point zéro,
à l’origine de tous les maux et tourments qui empoisonnent les relations entre
les deux pays. En tant qu’Algérien né après l’indépendance, j’aimerais que la
République française reconnaisse officiellement que la colonisation de
l’Algérie a été un déni à la fois de justice et d’humanité vis-à-vis d’un
peuple qui vivait sur sa terre, qui possédait sa propre identité. Une
reconnaissance au nom de la morale et de la vérité historique. »
« De la morale, parce qu’il n’était pas juste d’envahir
par la force et de coloniser une terre déjà peuplée, avec ses propres
traditions et religions. Il n’était pas juste de déstructurer sa population en
se justifiant d’une prétendue supériorité civilisationnelle. Il n’était pas
juste enfin de faire des Algériens des « indigènes », des êtres de
second rang qui ont dû attendre 1958 et les derniers feux de l’Algérie française pour être conviés, en tant que citoyens, au banquet de la République. »
« De la vérité historique, parce que la colonisation a
été tout, sauf une œuvre civilisatrice. La violence de la conquête coloniale,
les milliers de têtes coupées lors de la « pacification », les tribus
– hommes, femmes et enfants – enfumés dans des grottes jusqu’à la mort, les
terres confisquées, les insurrections et les révoltes matées dans le sang – la
dernière en date étant celle du printemps 1945 – démontrent que les Lumières
n’ont rien à voir avec cette période tragique. » (…)
« Mais cette ‘reconnaissance de torts’ – je préfère ce
terme à celui de ‘repentance’ – est avant tout un acte nécessaire si l’on veut
aider les Algériens à se reconstruire. Dans notre mémoire collective, la
colonisation est une violence mais aussi une défaite humiliante. Le tourment
d’un peuple assujetti par la force et les exactions s’est transmis de
génération en génération et demande toujours à être soigné. Bien sûr,
l’indépendance a atténué la douleur et fait relever les têtes, mais elle n’a
pas fait disparaître le traumatisme. L’absence d’excuses officielles, le refus
têtu de la France d’admettre par le biais de ses autorités politiques sa
responsabilité dans cette blessure de l’âme algérienne sont comparables aux
dégâts qu’inflige un agresseur à sa victime en refusant de reconnaître son tort
et en lui niant l’existence d’une légitime douleur. »
Excuses, démocratie
et réparations
« Pourquoi attendre 2030 ? Ce n’est certainement
pas parce que je fais le pari que les passions franco-algériennes seront
éteintes d’ici là. Laisser passer le temps ne servira à rien, car chaque
génération reprend à son compte, d’une manière ou d’une autre, le contentieux
entre nos deux pays. Il est de fait vraisemblable que la polémique autour du
voile en France puise une partie de ses racines dans le passé algérien d’un
pays qui découvre, dans la difficulté, que l’achèvement de la décolonisation
n’a pas tout résolu, notamment ses questionnements sur sa propre
identité. »
« En réalité, si j’avance la date de 2030, c’est parce
que j’ose imaginer que, d’ici là, l’Algérie sera vraiment une démocratie. Il
m’insupporterait de voir le ‘pouvoir’
actuel tirer profit d’un acte de contrition français. Il ne s’agit pas ici
d’ouvrir la voie à un nouveau type de conditionnalité, du type ‘la repentance
contre la démocratie’, mais d’être prudent par respect pour le peuple algérien
en ne perdant jamais de vue que ses dirigeants exploitent tous les moyens pour
conforter leur emprise sur le pays. »
« Nous avons suffisamment souffert de la confiscation,
voire de la réécriture, de notre histoire à des fins partisanes pour admettre
qu’une éventuelle reconnaissance officielle par la France de ses fautes et
erreurs en Algérie soit récupérée par un régime non légitime. Si je souhaite
que, un jour, un président de la République française reconnaisse de manière
officielle que la colonisation a d’abord été un viol, ce n’est que pour mieux
m’accepter et cesser enfin d’être obsédé par le passé. Ce n’est pas en tous les
cas pour exiger de la France des réparations matérielles qui ne grandiraient
pas l’image de l’Algérie et qui, au final, souilleraient la mémoire de tous ceux
qui sont tombés pour l’indépendance. » (…)
Les bienfaits
collatéraux de la colonisation
« Si l’on veut parler sérieusement de la guerre
d’Algérie, il faut alors revenir à la conquête coloniale. Je ne considère pas
que ce conflit de sept années et demie a été une rupture : il était
inscrit dans les tables. C’était la logique et inévitable réponse à plusieurs
décennies de pacification et d’insurrections matées dans le sang. Par ailleurs,
personne en Algérie, ne nie que la colonisation a fait du bien à une minorité
d’Algériens. Mais ce n’est pas pour eux que la France s’est installée dans leur
pays et ils n’ont fait que bénéficier de « bienfaits collatéraux »
[autrement dit, des bienfaits par incidence]. La colonisation, qui peut-être
n’a finalement profité qu’à une minorité de Français et à de gros colons – mais
c’est déjà une autre question – n’a pas émancipé les femmes algériennes, elle
n’a jamais imposé l’école pour tous les enfants musulmans, elle n’a pas sorti
l’Algérie profonde du plus complet dénuement. C’est d’abord pour cela que le
FLN a pu naître, rassembler puis vaincre. »
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