Le Quotidien d'Oran, Jeudi 7 septembre 2017
Akram Belkaïd, Paris
Arrive un moment où n’importe quel membre de la diaspora
algérienne se pose la question suivante : suis-je désormais d’ici, comprendre le pays d’accueil, ou
suis-je toujours et encore de là-bas,
autrement dit le bled ? Il ne faut pas se tromper, ce genre de
questionnement vient très vite. Il n’attend pas que l’on passe deux décennies
de l’autre côté de la Méditerranée, de l’Atlantique ou de la mer Rouge pour
venir tourmenter l’esprit.
En cette ère d’omniprésence des réseaux sociaux, l’actualité
algérienne est un puissant catalyseur et stimule ces réflexions insistantes. Les
petites habitudes que l’on prend, la fluidité quotidienne dans les transports, les démarches
administratives ou tout simplement le travail ((fluidité certes relative mais
réelle en comparaison de la réalité algérienne) contribuent aussi à renforcer
la part de l’ancrage dans le sol éloigné en opposition à la nostalgie, le
sentiment d’exil, le désarroi face à la montée de l’islamophobie et de
l’extrême-droite, autant de sentiments qui entretiennent la possibilité,
fut-elle encore hypothétique, d’un retour à la terre natale.
La fin de l’été et la rentrée, avec ses tensions et ses
éteignements de passion, de vigueur ou de sérénité, est une période propice à
ce genre d’introspection. Cela vaut pour nombre d’Algériens qui ont passé une
partie de leurs vacances au pays. Et cette année, il se passe quelque chose
d’étrange. De mémoire de zmigri, je
n’ai jamais assisté à un tel désenchantement, à une telle fatigue morale.
D’habitude, dans le large cercle d’amis et de relations algériennes, début
septembre est l’occasion de parler du bled, de faire l’inventaire de ce qui va
et de ce qui ne va pas, de partager quelques bons et rares produits venus de
là-bas.
Cette fois-ci, l’accablement est presque général. Certes, quelques-uns
s’en sont retournés le cœur gros et la larme facile, abandonnant les leurs, la
plage de Tichy ou d’Azzefoune, regrettant déjà les veillées familiales dans
quelques villages surplombant la vallée de la Soummam. Mais à dire vrai, la
majorité s’en est revenue morose d’Alger, Oran, Batna ou Annaba, certains
jurant que l’année prochaine, ils ne se feront plus avoir, qu’ils iront
ailleurs, en Turquie, en Tunisie ou en Croatie, histoire de se détendre
vraiment et de ne pas reprendre le chemin du travail avec le cafard. Bref, un
été rugueux.
Un ami, ancien camarade de lycée, me parle d’un été
comparable à celui de 1988, prélude aux émeutes d’Octobre. Deux mois d’ennui,
de canicule, de feux de forêts, de rumeurs à propos d’une rentrée sociale et
politique de tous les dangers. Un été d’augmentation de prix, de plages bondées
et « gourbisées ». Un autre, n’a pas aimé les dernières semaines, les
moutons partout, dans les rares espaces verts de la capitale, dans les balcons.
Une capitale où le manque d’hygiène et de civisme semble être devenu la norme.
Et ne parlons pas de ces derniers jours marqués par un abattement général qui
ne peut s’expliquer uniquement par l’élimination de l’équipe nationale de
football ou par le spleen post-bombances de l’Aïd.
Bref, retour avec un « digôutage » total. Il faut
bien sûr se garder de faire la moindre analyse générale mais ce
désenchantement, parfois cette colère, est un signal faible à prendre en
compte. Il dit, d’une certaine manière, même s’il n’y a rien de nouveau à ce
sujet, que la situation au pays n’est pas bonne, qu’elle empire même. Dans les
familles, l’argent commence à se faire rare, les jeunes veulent partir, et le
sentiment d’impuissance et de gâchis fait partie des récits de vacances. « A partir de janvier, je commence à
compter les jours en attendant l’été. Une fois sur place, je compte les jours,
effrayée à l’idée que mon vol retour soit annulé ou décalé » me confie
avec un brin d’amertume une professeure des écoles, pourtant wanetoutriste jusqu’au bout des ongles.
Et de noter que le premier article qu’elle a lu en rentrant en France
concernait « quelque chose comme les
dangers du communautarisme musulman. »
En clair, on rentre de là-bas
un peu (ou très) malheureux et, ici,
il ne faut guère de temps pour se prendre la réalité en face. Dans le quotidien
Libération un éditorial plutôt bien
inspiré (« Obsession islam », 5 septembre), Laurent Joffrin évoque avec
un beau rappel littéraire, l’omniprésence médiatico-islamophobe des
Finkielkraut, Bruckner, Ferry et Zemmour, rejoints depuis quelques temps par Jacques
Julliard (qui tombe enfin le masque) : « La
Toinette de Molière, se moquant des médecins, répondait invariablement : ‘le
poumon !’ au malade imaginaire.
Considérant les maux qui affectent la France, ces Diafoirus de l’identité n’ont
qu’un seul diagnostic : ‘les musulmans !’ »
Grâce à Macron et à ses « réformes », la rentrée
sociale s’annonce très tendue. Dans ces circonstances, toute diversion
médiatique sera la bienvenue. Gageons que les dits Diafoirus et leurs compères
vont encore sévir (il se trouvera bien un thème d’actualité pour le donner du
grain à moudre). Et ainsi, à l’accablement « made in bled »
s’ajoutera le ras le bol (et l’inquiétude qui va avec) du « made in
Hexagone. » De quoi perturber la réflexion laquelle aboutit à une bien étrange
conclusion : où trouver mieux qui’ici
ou là-bas ?
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