Le
Quotidien d’Oran, jeudi 3 mai 2018
Akram
Belkaïd, Paris
Il fut
un temps où malgré les pénuries, l’autorisation de sortie obligatoire pour
pouvoir quitter le pays, le manque d’eau et la crainte de la Sécurité militaire
(pour celles et ceux qui « activaient »), les Algériennes et les
Algériens pouvaient brandir quelques rares motifs de fierté. Puérils, diront
certains revenus de tout. Certes, mais il n’empêche… En présence de
« frères » arabes, nous pouvions moquer le culte de la personnalité
qui sévissait chez eux. Les énormes monuments et statues en l’honneur de Saddam
Hussein, les portraits aux couleurs criardes de Hosni Moubarak ou d’Assad, père
et fils, les chansons à la gloire de Kadhafi, les bains de mer de Habib
Bourguiba retransmis à la télévision, la bibine à tous les carrefours de Zine
el Abidine Ben Ali (de sa femme aussi avec en prime les panneaux rappelant la
date bénie du 7 novembre) ou encore
les mains tendues à ses sujets par le roi du Maroc sans même parler des
monarques du Golfe et leurs foules de courtisans (à ce sujet, concernant
l’Arabie saoudite, on ne notera jamais assez la contradiction totale entre
l’exigence iconoclaste du wahhabisme et l’omniprésence des portraits de leurs
altesses quasi-célestes). Un florilège !
Chez
nous, pas, ou peu, d’iconographie dévote. Je me souviens d’un kiosquier du
centre-ville d’Alger qui décida un jour d’afficher la photo de Chadli
Bendjedid, alors président. Les moqueries (« ouèche, tu cherches un
logement ? »), les remarques ironiques (« et la photo de
Boumediene, elle est où, hein ? ») et même les regards entendus le
firent la retirer très vite. Je me souviens aussi de cet ami, embarqué par des
policiers en civil à Chréa pour avoir crié « vive le
président ! » alors que le dit président se promenait à proximité
dans la neige. Explication très sérieuse des condés : « quelqu’un qui
crie ça, ne peut que se moquer… ».
Aujourd’hui,
les choses ont changé. Nous avons des représentants du peuple et des officiels
qui chantent en permanence les louanges du président Abdelaziz Bouteflika.
Pourtant, la réalité est connue de tous. Tout le monde sait, eux les premiers, mais ils continuent d’afficher une
flagornerie qui donne à penser qu’une partie de la société algérienne s’est
peut être définitivement orientalisée, perdant peu à peu son substrat indocile
et regimbant. Voici donc venu le temps des meuniers... Meunier tu dors… Que penser d’autre quand on observe les images
tournant en boucle de ce cadeau sous forme de « remise » d’un cheval…
à la photographie du président. Déjà, la campagne électorale pour le quatrième
mandat avait été irréelle, un premier ministre s’exprimant dans des meetings,
le portrait présidentiel à ses côtés en lieu et place de l’intéressé…
Qu’est-ce
qui peut bien passer par la tête d’un responsable qui clame haut et fort son
attente enthousiaste, sa supplication même, pour un cinquième mandat ? Y
croit-il vraiment ? L’a-t-on obligé ? Dans certains cas, on peut se
dire que c’est possible. Que le pain
est en jeu, qu’il s’agit de faire ce qui est exigé. Mais dans d’autres, on sent
le débridage de l’asservissement, l’enthousiasme de la lèche, l’irrésistible
dynamique de la reptation. Des Algériens ? Ça ? Des gens à qui, il y
presque vingt ans, il fut dit de lever la tête ? Assimilant l’Algérie à
une machinerie complexe, un ingénieur expert en asservissement dirait que le
système manifeste des signes d’incohérence. Un peu comme lorsque de petites
malfonctions ou des signaux intempestifs avertissent d’une grande panne à
venir. Ici, c’est un boulon qui saute, là, c’est un écrou qui se desserre et
disparaît. Mais la machine folle continue (encore) sa route.
On
chante beaucoup en ce moment dans les stades d’Algérie. Des chants que la
décence interdit ici de citer dans le détail. Disons que nombre de dirigeants,
leur honneur et leur virile chasteté, en prennent pour leur grade et cela pour
avoir, entre autres, n… le pays. On
pourra dire que ce n’est pas nouveau. Que cela fait longtemps que nos stades
sont le déversoir de toutes les colères et frustrations. Que cela ne saurait
inquiéter les mis en cause qui ont pour la jeunesse un mépris absolu. Peut-être,
mais il est intéressant de noter qu’une partie de cette même jeunesse fustige
avec rage l’usage politique qui n’a cessé d’être fait de la 3achiria, autrement dit la « décennie
noire ». Si l’on doit faire des comparaisons, pour celles et ceux qui ont
vécu cette époque, on peut dire que l’époque actuelle ressemble beaucoup à
celle du milieu des années 1980. Un entre-deux, un calme factice avec des
craquements entendus un peu partout, à commencer par les stades. Bien sûr,
c’était un autre temps, un autre monde. Mais il y a tout de même une similitude
endogène qui compte. Dans les deux cas, une jeunesse ayant connu une période de
relative abondance matérielle (et de paix civile) commence à réaliser ce qui
l’entoure et à s’impatienter.
Un gamin
né en 1999 est aujourd’hui en âge de voter. La décennie noire, on lui en a
beaucoup parlé mais la chose est lointaine pour lui. Vingt ans... C’est ce qui
séparait les émeutes d’Octobre 1988 de la fin des années 1960. Les paroles
sirupeuses des meuniers ne peuvent couvrir en permanence les chants répétés de
rage et de colère.
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