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Le Quotidien d’Oran, jeudi 14 janvier 2021
Akram Belkaïd, Paris
Des États-Unis nous vient une question d’ordre philosophique : qu’est-ce que la réalité ? C’est cette interrogation qui m’est venue très vite à l’esprit alors que je regardais jusqu’au petit matin les images en direct de l’invasion du Capitole par des sympathisants du président Donald Trump. Passée la première surprise, j’ai essayé de me concentrer sur les visages, les gestes et surtout les paroles des uns et des autres.
Il est édifiant de noter que la majorité des personnes interviewées, qu’elles soient véhémentes ou calmes, en première ligne ou simplement suiveuses, étaient persuadées d’œuvrer pour la démocratie. Ces gens venus d’Alabama, du Kentucky ou d’improbables coins perdus du cœur de l’Amérique disaient presque tous la même chose. Le Capitole, c’est la maison du peuple, elle nous appartient. Nous voulons protéger la Constitution des États-Unis d’Amérique, les démocrates nous ont volé l’élection. Il y a eu des fraudes généralisées et les médias mentent. Il ne s’agissait pas de factieux décidés à changer de système ou à établir tel ou tel type de dictature. Non, ces gens croyaient sincèrement œuvrer pour le bien (je ne parle pas ici des extrémistes d’extrême-droite qui étaient à la manœuvre).
Devant le petit écran, un œil rivé sur les échanges via les réseaux sociaux, je me suis rendu compte que ces gens étaient dans leur propre réalité. Tout dialogue, à ce moment-là, était impossible avec ceux qui, comme moi, n’ont vu dans cette pitoyable affaire qu’une tentative plus ou moins planifiée de faire dérailler la certification des résultats de l’élection de novembre dernier et donc l’officialisation de la victoire de Joe Biden. Question simple, comment fait-on quand deux perceptions aussi antagonistes de la réalité existent ?
Dans la horde, essentiellement masculine et blanche, qui a pris d’assaut le pseudo « cœur de la démocratie américaine » (je n’oublie pas que c’est ici qu’a été votée à la quasi-unanimité la guerre contre l’Irak), il y avait, bien sûr, des gens déterminés. Des hommes habillés en combinaisons tactiques, cagoulés, prêts à en découdre et sachant visiblement ce qu’ils faisaient. Ceux-là se réclament ouvertement d’une idéologie raciste et suprématiste. Ils sont d’extrême-droite et constituent un danger réel. Ils rêvent de feu, d’acier, de potences et de sang. Mais il y a les autres, ces cohortes de ravis, tous contents d’être au cœur de l’action, ouvrant des yeux ébahis, presqu’enfantins en découvrant les salles du capitole, prenant des photographies, appelant sûrement leur cousine d’Arkansas pour lui montrer les images de la « révolution ».
Les premiers et les seconds ont en commun qu’ils croient fermement en des choses qu’une grande majorité de personne balaie d’un haussement d’épaules. Quand un manifestant, sans masque, hurle que les communistes chinois ont trafiqué à distance les machines à voter et que Cuba et le Venezuela sont aussi derrière la fraude électorale favorable à Biden et que les médias « mainstream », comprendre les principales chaînes de télévision ainsi que le Washington Post et le New York Times, obéissent à un ordre obscur, satanique et pédophile, on a le droit de hausser les épaules et de se dire « mais quelle bande de tarés ! ». Oui, c’est vrai, mais le problème, c’est qu’il s’agit de convictions et qu’elles semblent bien profondes. Des millions de personnes pensent ainsi. Elles n’envahiront pas pour autant le Capitole et il se peut même qu’elles réprouvent ce qui s’est passé la semaine dernière à Washington. Mais rien ne dit qu’elles ne suivront pas un mouvement factieux initié par plus déterminés qu’eux.
La réalité, disent certains philosophes est affaire d’imagination mais aussi de construction collective. Ce qui pourrait se résumer à de banales divagations pour quelques zélotes trumpistes isolés devient tout autre chose quand leur nombre est supérieur à la population du Portugal et de la Tunisie réunis. La réalité étant souvent l’argument d’autorité – ce que je vous dis est vrai car c’est ce qui s’est passé « réellement » – on réalise que l’on a affaire à des constructions inconciliables. La question est donc toujours la même : comment faire face à cette situation ? Observant deux camps s’étripant pour des questions religieuses, un esprit cartésien peut les renvoyer dos-à-dos. Mais, dans le cas présent, il ne s’agit pas de foi ou d’imaginaires mais du réel, d’événements tangibles que chacun voit à sa façon.
Ces derniers jours, je n’ai pas été étonné d’apprendre que, déjà, des thèses contredisent avec force ce que mes yeux ont vu. Nombre d’Américains, suivis en cela par d’autres dénégateurs y compris en Algérie où la fascination pour l’homme fort pousse au culte de Trump, sont persuadés que le Capitole a été pris d’assaut par des anti-fa, des gens d’extrême-gauche téléguidés par la Chine (encore elle, on devine qu’elle sera « le » sujet de ces prochaines années chez les républicains). La boucle est bouclée. Un événement, des récits antagonistes qui surgissent instantanément et la grande victime est cet autre thème philosophique : la vérité.
On pourra gloser longtemps sur Donald Trump et ses incompétences, son narcissisme, peut-être même sa folie et ses excès en tous genre. Mais ce raciste qui qualifia un jour certains pays africains de « trous à merde » et dont l’une des premières mesures une fois élu fut d’interdire l’accès aux États-Unis à des musulmans (« muslim ban »), a réussi le tour de force d’entraîner avec lui des dizaines de millions de personnes. Et s’il y est arrivé, ce n’est pas juste parce que la faillite des démocrates séduits par le libéralisme lui a préparé le terrain. Ce n’est pas uniquement parce qu’il a multiplié les discours flattant les pires travers de son électorat. Sa réussite, impressionnante, est que par son charisme, il a réussi faire partager à ses troupes sa propre vision de la réalité. Qu’importent les événements, le président sortant arrivera toujours à convaincre ses ouailles que c’est lui qui détient la vérité. C’est tout simplement fascinant.
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