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Le Quotidien d'Algérie, jeudi 28 novembre 2013
Akram Belkaïd, Paris
En 1983, au lendemain de l’arrivée de la
Marche pour l’égalité et contre le racisme, surnommée depuis Marche des beurs
par les médias, un journaliste du quotidien Libération
avait certes salué cet engagement. Mais il avait surtout fustigé le fait que
les marcheurs portaient, pour un grand nombre d’entre eux, « des serpillères »
comprendre des keffiehs, symboles comme chacun le sait de la cause
palestinienne même si la mode adolescente en Occident l’a depuis longtemps
récupéré sans que cela présente la même signification politique. Il faut se remettre dans le contexte de
l’époque. Quand débute cette fameuse marche, cela fait quelques mois à peine
qu’a eu lieu l’invasion du Liban par l’armée israélienne et le départ de
Beyrouth de Yasser Arafat et les siens. Très médiatisé par les télévisions
françaises, ce conflit sanglant n’a pas été sans conséquences dans les
banlieues et les cités. Le port du keffieh y était déjà présent mais il a alors
pris une dimension supplémentaire : celle de la solidarité de coeur avec
les peuples libanais et palestiniens. Et, d’une certaine façon, de la
dénonciation, parfois injuste, il faut le reconnaître, d’un parti-pris de la
presse française pour Israël.
Trente ans plus tard, il est de bon ton de
célébrer cette marche. Un film vient même de sortir sur les écrans avec l’inévitable Jamel
Debbouze dont le visage va finir par être associé à nombre d’événements
marquants de l’histoire franco-maghrébine. C’est donc l’heure des bilans et des
comparaisons. De vigilants commentateurs font le parallèle entre ce qu’était le
contexte de violences de l’époque (crimes racistes, « bavures »
policières, premières émeutes dans les cités notamment dans la banlieue
lyonnaise) et le climat d’intolérance qui sévit aujourd’hui. Un climat marqué
par une stigmatisation devenue quasi-systématique des « quartiers »,
de leurs habitants et, de façon plus générale, de tout ce qui a quelque chose
de près ou de loin avec le Maghreb, l’Afrique subsaharienne ou l’islam. Cette
religion étant la nouvelle obsession du discours xénophobe qu’il soit assumé ou
non.
On se demande ainsi si
« l’intégration » a réussi à l’aune notamment du parcours de quelques
figures jugées emblématiques à l’image de Zinedine Zidane ou de Rachida Dati.
En somme, le souvenir de cette marche permet de prendre conscience du chemin
accompli et des progrès qui restent à faire dans l’acceptation par la majorité
française d’une minorité d’origine étrangère qui se veut pleinement citoyenne
et participant à la vie du pays. Les différentes mobilisations et
commémorations montrent aussi que la vie dans les cités ne rime pas uniquement
avec trafics de drogue, règlements de compte et autres événements tragiques
dont raffolent les unes d’hebdomadaires jadis professionnels et transformés désormais
en de vulgaires torchons islamophobes.
Mais ce qui est absent des analyses et des rétrospectives
à l’émotion quelque peu forcée, c’est justement ce que furent les
conséquences du port du keffieh par les marcheurs. Il y a quelques jours, sur
les réseaux sociaux, le célèbre animateur et organisateur de spectacles
Mohamed-Ali Allalou relevait à ce sujet qu’un artiste français d’origine
algérienne lui a récemment confié que sans cette écharpe particulière, la dynamique politique
enclenchée par cette marche aurait pu aboutir à ce que le président de la
République française s’appelle aujourd’hui Mouloud… Bien entendu, le trait est
quelque peu forcé mais il convient de réfléchir un peu à cette affirmation.
On a
souvent dit que la naissance de l’association
SOS-racisme a été le moyen efficace trouvé par la gauche pour encadrer
(contenir ?) l’irruption des beurs sur la scène politique française. Il
est évident que ce fut le cas. Selon le point de vue de la gauche
socialiste de l'époque, il fallait trouver des tuteurs à ce mouvement
qui aurait pu être tenté par la radicalité dans ses combats contre
l’injustice
sociale et les discriminations. Il fallait aussi empêcher l’émergence de
toute
force communautariste et donc englober ses revendications bien
particulières
(droit de vote, carte de résidence de dix ans, facilitation du
regroupement
familial, fin du délit de faciès) dans un combat plus large et plus
consensuel.
Mais quand le journaliste de Libération parle de « serpillères »,
terme méprisant que les extrémistes anti-palestiniens continuent d’utiliser à
ce jour, c’est parce qu’il voit un danger dans ce rassemblement humain qui a
convergé sur Paris en 1983 (plus de cent mille personnes à la fin du périple).
Un danger, non pas pour la France, mais pour la politique habituelle de ce pays
à l’égard d’Israël. C’est cela qui le pousse à critiquer les marcheurs. Et c’est
cette attitude qui, d’une certaine manière, a conditionné la manière dont de
nombreuses élites françaises ont appréhendé la question de l’intégration des
beurs et, plus encore, de l’incorporation de certains d’entre eux dans la vie
politique ou culturelle.
La règle implicite est connue de tous et elle
ne souffre d’aucune exception. Pour monter en grade, pour réussir, pour ne pas
rester en marge du cercle auquel on aspire à appartenir, il faut mettre de côté
et taire sa sympathie (éventuelle) pour les Palestiniens. En clair, et c’est
une image symbolique, il faut remiser son keffieh. Des grandes figures d’origine
maghrébine qui vivent en France, lesquelles peuvent s’exprimer à leur aise à propos
de l’insupportable sort d’un peuple qui attend toujours son Etat ? Aucune
ou presque. Qui peut tout simplement dire, à une heure de grande écoute, je
m’appelle Morad ou Nora, et, sans être un extrémiste ou un antisémite, je
soutiens la cause palestinienne et je demande à ce que mon gouvernement,
c’est à dire le gouvernement français, fasse tout son possible pour que soit
stoppée la colonisation illégale de la Cisjordanie? Personne... Car le faire,
c’est prendre le risque d’être jugé trop encombrant et d’être renvoyé à sa
cité. C’est prendre le risque de ne plus en être. De voir son ascension (peut-être jugée inespérée par la personne concernée)
être brutalement stoppée.
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