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Le Quotidien d’Oran, jeudi 29 juin 2017
Akram Belkaïd, Paris
Le phénomène n’est pas nouveau et il a été évoqué dans
ces colonnes il y a presque une décennie (1). En France, les zincs, les rades, les
bistrots, les rades, les troquets, les caberlots, les caboulots, les estancos,
les bougnats et autres boui-boui disparaissent. L’année dernière, l’Ifop a
publié une étude au constat implacable. Il y avait 600.000 cafés dans l’Hexagone
en 1960 et il n’en restait plus que 34.669 en janvier 2016. Ce phénomène en dit
long sur la transformation sociale et économique de ce pays. Il raconte
l’importance de la mutation des classes populaires et l’émergence de nouvelles
formes de restauration (fast-food, kebabs, etc…). Il met aussi en relief le
déséquilibre entre villes et campagnes puisque c’est dans ces dernières que la
diminution du nombre d’établissements est la plus brutale. En un mot, examiner
sur le sort des cafés, c’est ouvrir les portes de l’histoire. C’est prendre la
mesure d’une tendance lourde.
Marie-Joëlle Rupp et Arezki Metref ont eu l’idée de se
pencher sur l’histoire de l’immigration algérienne, et plus particulièrement
kabyle, en France. Et quel meilleur endroit pour le faire qu’un café ? Et
pas n’importe lequel puisqu’il s’agit de l’établissement Le Soleil situé dans le XXème arrondissement en plein
Belleville-Ménilmontant. Le Paris des titis, des luttes ouvrières et
révolutionnaires. Celui aussi du maquisard « Grêlé 7/13 » (dessins de
Lucien Nortier et Christian Gaty, scénario de Roger Lecureux). Le Soleil… C’est dans cette endroit très
connu, qui demeure encore un « vrai » café parisien car il résiste à
la tendance du « lounge » - cela même si sa clientèle se boboïse -,
que les deux journalistes ont posé leur caméra. Ils y ont recueilli plusieurs témoignages
qui font la trame d’un documentaire passionnant (2).
Dans la longue saga de l’immigration algérienne, la
place du café est loin d’être anecdotique. Elle est presque équivalente à celle
de l’usine, de la mine ou des « habitats précaires », autrement dit
les bidonvilles. C’est, comme le racontent les personnalités interrogées, le
premier lieu vers lequel converge celui qui arrive du pays à partir du début du
vingtième siècle. Très loin de chez soi, on cherche les gens de son village,
les siens, ceux qui permettront l’adaptation, trouveront un emploi ou un
logement. Souvent, l’endroit possède des chambres au-dessus de la salle. On s’y
installe, on y dort, on y fait à manger. On parle du bled. On y donne ou on y
reçoit des nouvelles. Promiscuité, certes mais aussi une autonomie…
Il existe encore des cafés de ce genre. L’un d’eux,
dans le sud-ouest de Paris s’appelait La
Baraka. Chambres à petit prix et couscous royal au menu. Et puis la mode du
lounge a frappé. La devanture classique
avec son enseigne lumineuse et son rideau de toile rouge, comparable à celui du
Soleil, ont disparu. Le bois a
remplacé le carrelage au sol et le zinc du comptoir. Le prix du petit noir a
quasiment doublé. Les bobos et les affreux hipsters sont arrivés et il y a souvent
du quinoa en plat du jour… Mais revenons au documentaire.
Le café, donc. Si loin mais si proche de la Djemâa du
village. L’endroit où des forces contradictoires s’affrontent. Les unes,
conservatrices, appliquent la loi de la collectivité sur l’individu. Si l’on
dérape, il est des voix fermes qui rappellent qu’une partie du salaire doit absolument
et toujours être envoyée au pays. Les autres, moins contraignantes, ouvrent la
voie au changement et à l’affranchissement. Au café, on boit, on joue aux
dominos, à la ronda espagnole ou à
d’autres jeux de hasards. Dans un milieu exclusivement masculin, des artistes vont
d’établissements en établissements et chantent les affres de l’exil ou plutôt el-ghorba, ce terme arabe qui dit à la
fois le fait d’être loin de chez soi et d’être étranger. Et parmi ces chanteurs,
il y a bien sûr l’incontournable Slimane Azem.
Mais le café, dans l’histoire de l’émigration
algérienne, c’est aussi une guerre civile dans la guerre d’indépendance. Bagarres,
mitraillages, attentats, exécutions : FLN contre MNA, groupes de choc
contre messalistes. Contrôler le café, c’est avoir le pouvoir sur la
communauté. C’est récolter les cotisations, c’est faire passer les mots d’ordre
du Front. Comme le raconte l’un des témoins du documentaire, le visage inconnu
qui franchit le seuil d’un café termine le plus souvent dans la cave. Descendre
à la cave pour y être « interrogé » avec, parfois, une conclusion
fatale. Cette cave utilisée aussi par les bleus de chauffe, autrement dit les
commandos harkis, qui firent la guerre au FLN et à ses sympathisants dans les
quartiers nord de Paris, Goutte d’or en tête.
Quelques années et une indépendance plus tard, les
cafés devinrent un lieu d’affrontement entre l’Amicale des Algériens en Europe,
pilotée par Alger, et l’opposition, notamment berbériste. C’était un temps où,
même en France, distribuer des tracts contre le régime de Houari Boumediene ou
de Chadli Bendjedid n’était pas exempt de risques. C’est donc toute cette
histoire que le documentaire de Marie-Joëlle Rupp et Arezki Metref raconte. Une
histoire qui continue. Si les cafés, y compris ceux possédés par des Kabyles,
tendent à disparaître, des germes d’affrontements à venir entre Algériens
existent. Il y eut les années 1990 qui virent une nouvelle diaspora trouver du
réconfort en se retrouvant dans quelques zincs parisiens. Aujourd’hui, l’échec patent
de l’Algérie engendre ébullitions et surenchères identitaires. Cela n’est pas
sans conséquence sur les diasporas. On sort ainsi du visionnage du documentaire
avec le sentiment d’avoir appris beaucoup de choses sur l’histoire du pays mais
aussi avec une pointe d’inquiétude, pour ne pas dire d’angoisse, quant à sa
cohésion future.
(1) Œuf dur, tartines et gros bol de café noir, chronique
du blédard n° 143. Le Quotidien d’Oran,
jeudi 10 janvier 2008.
(2) Une journée
au soleil, documentaire de 56’, SaNoSi productions, 2017.