Alors qu’approche le quart de finale entre l’Uruguay et la France
(vendredi 6 juillet 2018), il est beaucoup question de l’expression « Garra
Charrúa », reprise en boucle par les commentateurs et autres « consultants »
quand il s’agit d’évoquer la philosophie de jeu de la Celeste (surnommée ainsi
en raison de la couleur bleu clair du maillot de ses joueurs). La Garra
Charrúa, c’est le « on ne lâche rien » uruguayen. Un « fighting spirit » à la
mode de la pampa (l’Uruguay se situe dans la continuité des plaines
argentines). Une « chahna » à l’algérienne, sorte d’acharnement à défendre et à
attaquer en faisant de la rigueur défensive la clé de voute du jeu proposé.
Concrètement, cela signifie que le joueur de la Celeste doit
haïr la défaite, faire preuve de force morale et tout donner sur le terrain
jusqu’au bout de la partie. Cela veut dire de l’engagement et de la solidité. Edison
Cavani, l’attaquant vedette du Paris Saint-Germain (PSG) illustre bien cet état
d’esprit accrocheur. Ses duels, les coups de main qu’il donne à sa défense en
ont fait l’un des chouchous d’un Parc des Princes admiratif devant une telle
débauche d’énergie et tant de générosité.
Garra en espagnol veut dire la griffe. Charrúa, est le nom
d’un peuple amérindien massacré par les conquérants européens au dix-neuvième
siècle, notamment de 1830 à 1831. Les Charrúas se battirent jusqu’au bout et
opposèrent une féroce résistance à ceux qui leur volèrent leur terre. La
combinaison des deux mots témoigne donc de l’idée d’un combat acharné à mener
jusqu’au bout contre plus fort que soi. Vu de l’extérieur, et sans rien nier de
la vaillance des équipes de football uruguayennes, on notera donc que cette
notion de Garra Charrúa relève tout de même de l’appropriation culturelle.
Certes, le peuple uruguayen est très métissé et le statut des Amérindiens ayant
survécu à l’extermination s’est beaucoup amélioré. Mais la composante de la
population issue des migrations italo-espagnoles demeure très importante pour
ne pas dire dominante sur les plans politiques et économiques. Qu’elle se
revendique, elle aussi, de la culture de tribus auxquelles on a fait subir un
génocide est donc, pour le moins, étonnant.
Le Garra Charrúa va au-delà du sport. Les Uruguayens
rappellent que leur paisito, petit
pays, est coincé entre les deux géants démographiques et géographiques que sont
l’Argentine et le Brésil. La comparaison parle d’elle-même. Uruguay : 3,5
millions d’habitants pour 176 000 km2. Argentine : 45 millions
d’habitants pour 2,79 millions de km2. Brésil : 206 millions
d’habitants pour 8,51 millions de km2. L’Uruguay a donc toujours lutté pour exister
face à ses deux très encombrants, et puissants, voisins et l’esprit de la Garra
Charrúa est ce qui lui aurait permis de le faire. Y compris sur le plan sportif
puisque la Celeste a gagné deux Coupes du monde de football (1930, 1950). Son
maillot est même frappé de deux étoiles supplémentaires correspondant à ses
victoires aux Jeux olympiques de 1924 et 1928, compétitions que les Uruguayens
affirment être des Coupes du monde avant l’heure. L’Uruguay est aussi le
recordman des victoires en Copa America (la Coupe des nations d’Amérique du
sud) avec 15 trophées contre 14 pour l’Argentine et 8 pour le Brésil. Petit
pays, peut-être, mais géant du football sud-américain, assurément.
Sur le plan du jeu, la Garra Charrúa a longtemps servi à
justifier les débordements rugueux de la Celeste. Fautes, marquages stricts,
pression sur l’arbitre, antijeu… On connaît la palette. En 1970, l’Uruguay réussit
sa Coupe du monde et ne s’incline qu’en demi-finale (1-3) contre le Brésil lors
du match de la célèbre feinte de Pelé face au gardien Ladislao Mazurkiewicz (à
visionner absolument sur youtube pour celles et ceux qui ne la connaissent
pas). Mais ensuite, la traversée du désert dure quarante ans. Dès le mondial
allemand de 1974, l’équipe uruguayenne s’illustre par un jeu particulièrement
violent qui oblige les arbitres à vite sortir le carton rouge.
Il faudra attendre 2010 pour assister à une véritable
renaissance du football des Charrúas. Battue en demi-finales par les Pays-Bas
(3-2), la Celeste avait auparavant sorti le Ghana sur un coup du sort, ou plutôt
un coup de filou. Alors que le score était d’un but partout, l’équipe africaine
avait failli marquer en toute fin de match, la balle étant empêchée d’entrer
dans la cage par les mains de Luis Suarez. L’attaquant uruguayen écopa d’un
carton rouge mais les Ghanéens furent incapables de transformer le penalty que
l’arbitre avait sifflé et, loi implacable du football, ils s’inclinèrent ensuite
lors de la séance des tirs aux buts (2-4).
Luis Suarez, qui s’est aussi illustré en mordant plusieurs
de ses adversaires durant d’autres rencontres, avait ainsi incarné le mauvais
côté de la Garra Charrúa, celui qui pousse à faire n’importe quoi pour ne pas
perdre. Le joueur du FC Barcelone est d’ailleurs connu pour ses dérapages
racistes (il a notamment insulté le joueur français Patrice Evra alors que tous
les deux jouaient en Angleterre). Dès lors, on ressent de la gêne à lire ses
déclarations destinées à renvoyer dans les cordes le joueur français Antoine
Griezmann. Ce dernier, même s’il n’a jamais visité le pays de l’écrivain
Eduardo Galeano (*), ne cesse de clamer son amour pour la culture uruguayenne
(plusieurs de ses amis dans le football sont uruguayens et l’un deux, Diego
Godin, l’arrière central de la Celeste, est même le parrain de sa fille). « Il ne sait pas en réalité ce qu’est le
sentiment d’être uruguayen, lui a ainsi répondu, agacé, le « pistolero »
à la morsure facile. Il ne sait pas le
don et l’effort qu’il faut faire, enfant, pour pouvoir réussir dans le football
avec une population aussi faible. » En clair, tu peux boire autant de maté
que tu veux, préparer un barbecue aussi bien que le meilleur des asadores de Montevideo, écouter en
boucle les ritournelles de Lucas Sugo, tu ne seras jamais des nôtres. Tel est
Luis Suarez bien moins sympathique qu’Edison Cavani ou l’encore actif Diego
Furlan (il a joué à Hong Kong durant la saison qui vient de se terminer).
L’affirmation identitaire, quand elle est exclusive ou excluante pose toujours
problème mais on peut aussi penser que cela est nécessaire pour perpétuer la
mentalité d’un peuple qui ne peut survivre et aller de l’avant que s’il se sent
assiégé…
Terminons cette chronique pour rendre hommage à l’entraîneur
de la Celeste. Oscar Tabarez, dit le « Profe ». C’est lui qui a tiré le jeu
uruguayen des limbes en étant l’auteur d’un projet global de modernisation,
allant de l’éducation des jeunes joueurs aux investissements nécessaires pour
doter ce sport d’infrastructures de premier ordre. Il a ainsi montré que la
Garra Charrúa, c’est aussi de la réflexion, de la planification et beaucoup de
travail. Puissent les fédérations africaines en prendre de la graine.
(*) Lire Sébastien Lapaque, « Eduardo Galeano, la voix de la
fraternité », Le Monde diplomatique,
juillet 2016.
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