Le football a longtemps donné
de lui l’image d’un sport immuable et universel, susceptible d’être joué de la
même manière que l’on soit dans un grand stade ou sur un terrain vague.
L’omniprésence de la technologie numérique modifie peu à peu la donne. On se souvient
de l’irruption, en 2012, de la « goal line technology » qui permet de
savoir si un ballon a franchi ou non la ligne de but. Mais tous les pays, tous
les championnats ne sont pas capables d’investir pour se doter d’un tel
mécanisme. Même si les règles du jeu demeurent les mêmes pour tous, il y a donc
une différenciation par la technologie. Pour cette Coupe du monde en Russie, il
a ainsi beaucoup été question de l’assistance vidéo à l’arbitrage (VAR) dont
l’adoption et l’usage constituent une révolution mais dont on sait très bien
que sa généralisation prendra du temps faute de moyens. Question simple :
la Coupe d’Afrique des Nations bénéficiera-t-elle d’une telle assistance ?
Mais il n’y a pas que le VAR.
Une autre innovation technologique introduite lors de cette Coupe du monde a
fait peu parler d’elle alors qu’elle préfigure de ce que sera peut-être
l’évolution du football (pour nations riches). En Russie, la fédération
internationale de football (FIFA) a mis à la disposition de toutes les équipes
qualifiées un système électronique de suivi immédiat des performances (EPTS)
des joueurs. Ce dernier fournit en temps réel des statistiques, des vidéos et
des schémas grâce à un nombre important de caméras optiques et de capteurs
numériques disposés tout autour et au-dessus du terrain. Pour résumer, chaque
entraîneur, ou l’un des membres de son staff, dispose d’une tablette qui lui
fournit de manière immédiate les performances de chaque joueur sur le terrain
(positions les plus fréquentes, nombre de courses, nombre de ballons touchés,
nombre de duels perdus, nombre de kilomètres parcourus, etc.). Une autre
tablette numérique est allouée au staff médical tandis qu’une troisième revient
à un analyste assis en tribune (on y reviendra un peu plus loin).
On sait que les statistiques
ont envahi le monde du football. Impossible de regarder un match ou de lire un
article sans avoir droit à une flopée de chiffres et d’indicateurs. Comme c’est
souvent le cas en matière d’usage de nouvelles technologies, la tendance est
venue des États-Unis où les « data » contribuent à faire ou à défaire
les carrières de joueurs de football américain, de basket-ball ou de base-ball.
La technologie numérique est bien entendu au service de ces statistiques. Un
exemple parmi tant d’autres : aujourd’hui, l’entraîneur de n’importe
quelle grande équipe peut savoir si tel ou tel joueur a fait ce qu’on lui a
demandé d’accomplir durant une séance d’entraînement et cela grâce à des puces
(fixées à sa chaussure ou à son maillot) reliées à un GPS. Avec cela,
impossible ou presque de faire semblant, de gérer ses efforts ou de se cacher
derrière le camarade en faisant moins de pompes ou de sprints que lui…
Mais ce qui est nouveau avec
l’EPTS, c’est que l’analyse peut désormais se faire en temps réel et non pas
uniquement à la mi-temps ou après la fin du match. Pour un entraîneur, cela
peut permettre de tout de suite ajuster une tactique. Cela lui permet aussi de
prendre conscience du mauvais positionnement répété de tel ou tel joueur. Il
peut aussi détecter les espaces régulièrement créés chez son adversaire et agir
en conséquence. Bref, bienvenue dans l’ère du football interactif. On dira que
les entraîneurs, du moins les plus compétents parmi eux, savent déjà repérer ce
genre de choses sans avoir besoin d’une tablette numérique. On dira aussi que
les spectateurs derrière leurs écrans y arrivent parfois (pas difficile de voir
que lors du premier match de poules de l’équipe de France, les avants
rechignaient à presser leurs adversaires). Mais là, le flux d’informations
fournies est impressionnant. De nouvelles compétences sont en train de naître
et tout un savoir-faire se développe car si obtenir des « stats » en
temps réel est intéressant encore faut-il savoir les interpréter correctement.
Mais revenons au détenteur de
la troisième tablette. La FIFA autorise donc un collaborateur de l’entraîneur à
s’installer en tribune et à lui communiquer ses analyses via une connexion
wifi. Il est même autorisé à communiquer en audio avec lui (observez bien le
banc des remplaçant, il y a toujours un adjoint avec un casque et micro).
Pendant longtemps, la fédération internationale a interdit qu’un entraîneur
puisse bénéficier en temps réel de l’aide d’une personne placée en tribune. Pas
question, par exemple, que lui ou l’un de ses adjoints puisse recevoir un appel
téléphonique ou un message sur son smartphone alors que la partie est en train
de se jouer. Il fallait attendre la mi-temps pour que des personnes en tribune
mais ayant l’autorisation d’accéder au vestiaire puissent faire part de leurs
observations. Cette époque est révolue et l’entraîneur dispose non seulement
d’une « data room » mais aussi de la possibilité de bénéficier d’un
autre point d’observation du match. A terme, cela pourrait avoir un impact sur
l’un des composants majeurs de l’identité du football à savoir le fameux bench,
le banc des remplaçants ou s’assied aussi l’encadrement sportif de l’équipe.
Jusqu’à présent, les
entraîneurs de football étaient obligés de « voir au-delà de ce qu’ils
voient ». Je m’explique. Prenez Didier Deschamps, l’entraîneur de l’équipe
de France. Il est au bord du terrain et suit le jeu du regard en étant à
hauteur d’homme. En fait, comme pour nombre de ses collègues, c’est un double
processus mental qui se déroule, une sorte de double projection. D’abord, comme
un effet miroir, il transforme de manière instantanée sa vision au sol en vison
de haut, un peu comme quelqu’un qui lit une carte topographique en deux
dimensions et dont l’esprit arrive à dessiner une visualisation en relief.
Ensuite, comme Deschamps est aussi un ancien joueur, il voit les choses comme
s’il était lui aussi au cœur du jeu. Ces deux exercices d’abstraction ne sont
pas simples et il faut beaucoup de vécu pour les réaliser. Mais avec un
analyste en tribune, autrement dit avec l’appui immédiat de quelqu’un situé au
meilleur endroit pour suivre un match et pour le « comprendre »,
l’entraîneur bénéficie désormais d’une aide plus que marginale.
Dès lors, une question se
pose. Avec toute cette technologie disponible, va-t-on assister à
l’installation des entraîneurs de football dans des positions surélevées en
tribune ? Pour mémoire, dans le rugby, lors des matchs internationaux, le
sélectionneur n’a pas le droit d’être sur le terrain. Dans le football, la
proximité des coachs avec leurs joueurs est jugée trop importante pour qu’une
telle éventualité soit envisagée (pour le moment). Pour eux, être proche de la
ligne de touche a ses avantages. Ils peuvent crier leurs instructions, voir de
près leurs joueurs, leur parler, les « sentir », capter le détail qui
témoigne de la fatigue de l’un, du manque de concentration de l’autre. Ils
peuvent aussi perturber le match, faire pression sur l’arbitre, se lancer dans
un grand numéro pour déconcentrer l’adversaire (une spécialité d’Alex
Fergusson, l’ancien entraîneur de Manchester United) ou même lancer un second
ballon sur le terrain pour enrayer une contre-attaque adverse comme le fit un
membre du staff de l’Atlético de Madrid (carton rouge et trois matchs de
suspension pour l’entraîneur Diego Simeone).
Mais avec l’EPTS, d’autres
solutions se dessinent, la technologie se substituant à l’humain et à ses sens.
Exemple : à quoi bon aboyer ses ordres à des joueurs qui n’entendent rien
(du fait de la fatigue ou de l’importance du niveau sonore dans les tribunes)
quand on pourrait leur parler dans une oreillette après avoir consulté les
diagnostics établis grâce à l’EPTS ? Autre piste, qui dit que dans
quelques années, il n’y aura pas deux entraîneurs pour une même équipe. Le
« coach » du terrain et l’e-coach installé avec sa tablette et ses
calculateurs dans une loge en tribune...
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