Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

samedi 1 février 2014

La chronique du blédard : Le quadra largué et Tokio Hotel

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Le Quotidien d'Oran, jeudi 8 novembre 2007
Akram Belkaïd, Paris

 

J’ai eu la puce à l’oreille dans le métro en me demandant ce que ce tapage inhabituel pouvait bien signifier. Dans la rame, il y avait une proportion inhabituelle de jeunes adolescentes piaillantes, s’interpellant d’un bout à l’autre du wagon, pouffant à répétition comme si Charlot en personne était présent. Acné, cheveux colorés en bleu, ourlets défaits, ongles peints en noir, elles forçaient le trait et le cri, visiblement stimulées par les regards courroucés d’adultes dérangés dans la lecture de leur gratuit.
 
C’est en sortant à la surface que j’ai commencé à comprendre. Sur toute l’esplanade de Bercy, se mouvaient des grappes de gamines à la figure maquillée et aux vêtements dépareillés. Des hurlements stridents, des cavalcades, des embrassades et, au milieu de tout cela, quelques parents un peu perdus, un peu gênés, le tout sous le regard goguenard d’un cordon de CRS bedonnants. C’était un concert, bien sûr, organisé, comme cela arrive parfois, en début d’après-midi. A en juger par l’hystérie ambiante et par le look androgyne de la foule, j’ai cru deviner qu’il s’agissait d’un passage sur scène d’Indochine (vous savez, l’aventurier « égaré dans la vallée infernale »…) avec, suprême bonheur pour qui allait y assister, la présence de Melissa Auf der Maur.
 
« C’est Indochine qui va jouer ? », ai-je donc interpellé trois haillonneuses aux yeux cernés de khôl qui semblaient porter toute la misère du monde sur leurs épaules. « N’importe quoi », m’a répondu la première sans même sourire. « C’est Tokio Hotel », a dit la seconde en me dévisageant comme si je venais de prononcer une insanité. Quant à la troisième, sa moue méprisante était suffisamment éloquente pour lui éviter de prononcer le moindre mot. Je n’ai rien osé demander de plus, me contentant de les observer traîner le pas avant de s’asseoir au pied des grilles.
 
Quand les dizaines de votre compteur affichent depuis un bon moment le chiffre quatre, il arrive souvent que l’on se sente « out », en un mot, en dehors du coup. Cela m’est arrivé récemment en me faisant exploser sous un panier de basket-ball par un post-ado, pas encore bachelier. On accepte alors la chose avec philosophie en se disant qu’il suffit de rester « in » dans sa tête. Mais là, sur ce parterre inondé de soleil automnal, je me suis vraiment senti dépassé.
 
Des milliers de fans étaient présents, frétillants d’excitation, et je n’avais aucune idée de l’identité des ces Tokio machin-chose. Moi qui vous inflige de temps à autre des chroniques inspirées par la musique, j’ignorais tout de ce groupe dont j’ai d’abord écrit le nom ainsi « Tokyo Tell » - en pensant à un cousin de Guillaume -, avant d’en découvrir l’orthographe exacte grâce à l’ami Google. Mince ! Il y a dix ans, je n’écoutais pas les Spice Girls, mais je savais au moins qui elles étaient… Mais là, « m’bahar », perdu dans la vaste mer…
 
Carte de presse en main, j’avisais un autre groupe qui présentait l’attrait majeur de comporter un adulte en son sein, une maman visiblement épuisée par toute cette agitation. « C’est un bon groupe, Tokyo Tell ? » a été ma question, qui a provoqué moult « c’est trop bien ! », « c’est trop bon ! ». Je n’ai guère obtenu plus si ce n’est le fait qu’« ils » étaient quatre, venus d’Allemagne, qu’ils étaient « très jeunes » et qu’ils « chantaient des chansons en allemand », dont la traduction est « partout sur internet ». « Moi, leur dernière chanson, il faut que je la connais par cœur ! (sic). Elle me déchire le ventre », m’a dit l’une des groupies, sans être capable de m’en citer le titre, voire le thème.
J’ai pensé à ne pas aller à la conférence de presse que j’étais censé couvrir, à mille mondes de là, et à acheter un ticket au marché noir pour savoir de quoi il en retournait. Mais la sagesse a prévalu et je m’en suis retourné vers les choses sérieuses de cette terre (a posteriori, et au vu des propos insipides entendus sur le franc CFA, j’ai eu de sérieux regrets…).
 
Le soir même, je reprenais mon travail d’investigation en explorant les trésors de la Toile. « Tokio Hotel, groupe formé par quatre jeunes allemands originaires de Magdebourg. Les jumeaux Bill et Tom Kaulitz, Georg Listing et Gustav Schäfer », m’a appris la première occurrence. Genre de musique : hard rock pour jeunes. Du heavy metal en provenance d’Allemagne ? J’en étais resté à Scorpions et à Nina Hagen voire, dans certains de ses délires, à Klaus Nomi.
 
Deuxième travail du grand reporter : l’écoute. Merci Internet, merci Youtube, merci aussi les deux filles d’une consœur qui ont « tous les CD » et qui n’ont toujours pas pardonné à leur maman d’avoir trop tardé à acheter les tickets et de leur avoir ainsi fait rater le concert de leur vie (moi aussi j’ai loupé Joan Baez à Sidi Fredj mais je n’en fais pas une histoire !). Verdict, prononcé à voix très basse pour ne faire de la peine à personne : mais qu’est-ce que c’est que cette rigolade ? Ça, du heavy metal ? Ces mièvreries cul-cul la praline, du hard rock ? C’est pire que les tarés de Kiss ! Mais où sont les légions d’AC/DC ? Que font les adorateurs de Deep Purple ? De Led Zeppelin ?
 
Envie de rigoler entre copains ? Achetez quelques bières halal et regardez en boucle le clip de « Durch den monsun », soit « Toucher la lune », ou l’histoire d’un gars qui doit traverser la mousson pour retrouver l’être aimé et qui réalise à la fin de la chanson que la personne en question est derrière la porte… Mais chut, point trop de moqueries car il paraît que Tokio Hotel réalise ce qu’aucun ministre français de l’Education n’a réussi à faire depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Grâce à ces quatre troubadours, la langue de Goethe réalise une percée spectaculaire en France puisque les inscriptions dans les classes d’allemand augmentent en flèche. C’est le même phénomène qui avait poussé certaines filles de mon quartier à s’inscrire en espagnol pour saisir la poésie profonde de Julio Iglesias. Finalement, tout cela m’a donné envie de réécouter « Wind of change » de Scorpions. Depuis Dylan, le vent du changement ne faiblit pas, mais là, franchement, on se dit que le rock lourd est bien fatigué.
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