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Le Quotidien d’Oran, jeudi 3 août 2017
Akram Belkaïd, Paris
Dans Americanah,
son roman best-seller, l’écrivaine nigériane Chimamanda Ngozi Adichie raconte
sa jeunesse au Nigeria puis son installation aux Etats-Unis où elle découvre
l’importance, plus encore, la prégnance implacable de la question raciale.
Témoin ces propos que tient Ifemelu, personnage principal et double de
l’auteure, lors d’un dîner à New York où « les yeux embués par le vin et la victoire [de Barack Obama lors
de l’élection présidentielle de 2008], un
Blanc au crâne dégarni déclara : ‘Obama mettra fin au racisme dans ce
pays’ ». Une déclaration approuvée par « une élégante poétesse haïtienne aux hanches imposantes. »
mais qu’Ifemelu qualifie « de blague. »
Décidée à ne pas reprendre à son compte la rengaine
bien-pensante et ô combien rassurante (et dilatoire) du « Quel Chemin Nous Avons Parcouru » (en matière d’égalité
entre les races), la Nigériane met alors les pieds dans le plat : « Si vous dites que la race n’a jamais
été un problème, c’est uniquement parce que vous souhaitez qu’il n’y ait pas de
problème. Moi-même [Ifemelu] je ne me
sentais pas noire, je ne suis devenue noire qu’en arrivant en Amérique. Quand
vous êtes noire en Amérique et que vous tombez amoureuse d’un Blanc, la race ne
compte pas tant que vous êtes seuls car il s’agit seulement de vous et de celui
que vous aimez. Mais dès l’instant où vous mettez le pied dehors, la race
compte. Seulement nous n’en parlons pas. Nous ne mentionnons même pas
devant nos partenaires blancs les petites choses qui nous choquent et ce que
nous voudrions qu’ils comprennent mieux, parce que nous craignons qu’ils jugent
notre réaction exagérée ou nous trouvent trop sensibles. »
Toutes les minorités, où qu’elles soient, sont
confrontées à ce genre de problème. Cela vaut, par exemple, pour les
communautés d’origine maghrébine qui vivent en France. Il peut s’agir de
racisme, d’inégalités sociales ou, c’est plus récent, d’islamophobie. Dans tous
les cas, la tenue d’un discours protestataire, revendicatif, ou tout simplement
intransigeant finit tôt ou tard par indisposer y compris dans les cercles les
plus progressistes. Il y a alors une sorte d’accord tacite pour en parler le
moins possible et pour dompter une sensibilité que d’aucuns pourraient
qualifier de sensiblerie. De même, et c’est un étrange paradoxe, en arrivant en
France, on devient otage de soi-même et de ses origines. Impossible d’y
échapper. Comme Ifemelu qui se découvre noire aux Etats Unis, et cela parce que
la société américaine ne lui laisse pas le choix, on se découvre arabe,
berbère, algérien, tunisien ou marocain en se confrontant aux lignes de failles
qui minent la France.
Au milieu des années 1990, je venais à peine d’arriver
à Paris et l’un de mes premiers articles était consacré aux nouvelles théories
(ou modes…) du management. Interviewant un spécialiste de la question – vous
savez, ces gens qui passent quelques semaines à Harvard et qui en reviennent
avec la légitimité qui sied pour parler de ces choses – j’ai entendu mon
interlocuteur me demander de but en blanc ce que je pensais de la question du
voile à l’école. Quel avis peut-on avoir d’une question à laquelle on n’a
jamais vraiment réfléchi… ? Que dire quand on n’a rien envie de
dire ? Et, plus tard, comment faire quand, justement, on a fini par
réfléchir à la question et que l’on sait qu’il y a neuf chances sur dix
d’indisposer celui ou celle qui sollicite votre avis ?
L’Amérique blanche craint et stigmatise le
« Nègre en colère ». La France, elle aussi, ne veut pas voir ses fils
d’immigrés, ses arabo-berbères ou ses musulmans en colère. Ces derniers le
savent et l’ont bien compris. Dans la manière d’aborder les questions qui
fâchent - la colonisation et son legs en font partie -, il y a nombre de
silences pesants, de non-dits assourdissants et d’évitements. Ce qui se dit
dans l’entre-soi ne sort pas sauf à courir le risque de se parer des atours du
radicalisé ou du contempteur infréquentable. Certains n’ont aucune peine à
endosser et à assumer ce rôle. Cela leur vaut une marginalisation de fait.
Voire, l’exclusion.
C’est en prenant conscience de ce qui précède que l’on
peut comprendre l’importance du concept « d’ami blanc très spécial »
tel que décrit par Adichie dans son roman. Elle y évoque, « un cadeau sans pareil pour le Nègre boutonné jusqu’au cou :
L’Ami-blanc-qui-pige. » Et de poursuivre : « Malheureusement, il n’est pas aussi commun qu’on le
souhaiterait, mais certains ont la chance de posséder cet ami blanc auquel il
est inutile d’expliquer toutes ces conneries [sic]. Surtout, n’hésitez pas à le mettre au travail. Non seulement de tels
amis pigent, mais ce sont de grands détecteurs de conneries et par conséquent
ils savent parfaitement qu’ils peuvent dire sans problème des choses qui vous
sont interdites. »
Je ne sais pas si l’on peut généraliser sans risque la
notion d’« Ami-blanc-qui-pige ». J’avoue même que je suis mal-à-l’aise
avec le mot « Blanc ». Par contre, je serais enclin à utiliser une
variante plus politique : l’Ami du Nord
qui pige. Colonisation, Palestine, inégalités en matière de développement,
place de l’islam et des musulmans en Occident : de nombreux « Amis du
Nord » s’expriment avec justesse et courage sur ces thèmes qui concernent
directement les gens du Sud et leurs descendants. Certains sont connus du grand
public et ferraillent sans fin avec tout ce que le système médiatico-politique
compte comme réactionnaires et autres racistes patentés (qui parfois
s’ignorent, ou presque). D’autres Amis du Nord, sont anonymes. Avec un peu de
chance, ils sont dans notre entourage direct. L’Ami qui saisit et nous supplée
lors de telle ou telle discussion vaseuse sur le voile, la viande hallal ou le
burkini… Et, pour paraphraser Adichie, saluons donc et remercions tous les Amis
et Amies du Nord qui percutent et nous permettent des mutismes certes, bien
confortables, mais ô combien reposants.
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