Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

dimanche 27 août 2017

La chronique du blédard : Divulgâcher, divulgâter, divulgabîmer : mais pourquoi ?

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Le Quotidien d’Oran, jeudi 24 août 2017
Akram Belkaïd, Paris

Nuit d’hiver pluvieuse au milieu des années 1980. Une école militaire non loin d’Alger avec un chalet en enfilade en guise de foyer. L’endroit est bondé. Enfumé. Dès qu’un nouvel arrivant pousse la porte, on lui enjoint de se taire. La consigne est claire : on ne doit pas donner le score du match de football joué par l’équipe nationale que la télévision va bientôt diffuser en différé. Mais une fenêtre s’ouvre de l’extérieur. Un visage au long pif se colle aux barreaux et hurle: « Rentrez dans vos chambres, les gars ! Match nul, zéro-zéro ». Flots d’insultes, chaises qui tombent, rangers qui martèlent le carrelage. Certains restent tout de même accrochés au petit écran, se disant que cette « zkara » (méchanceté gratuite) n’est peut-être qu’une farce mais le cœur n’y est plus.

C’est ce sentiment de colère et de lassitude que toute personne ayant subi un « spoilage » ou divulgâcheage peut ressentir. La question, fondamentale, est donc la suivante : mais pourquoi diable éprouve-t-on l’envie de spoiler la fin d’un film, d’une série ou d’un livre ? Prenez ce confrère qui, à peine le premier épisode de la septième saison de Game of Thrones diffusé sur une chaine payante, se dépêche d’en raconter le contenu sur les réseaux sociaux. Impossible, pour ce zozo, de ne pas savoir que la majorité des internautes ne verra pas le dit épisode avant des semaines. Mais rien à faire : il divulgâche, il divulgâte, il balance, il abime le rêve, l’attente.

Pourquoi ? Par zkara ? Parfois, oui. Le divulgâcheur est dans la même disposition d’esprit que l’Algérien qui éprouve un malin plaisir à dire « n’kahass ». Je gâche, je perturbe, j’empêche. Comme ça, par envie, parce que vos têtes ne me reviennent pas, pour emm… le monde. Mais la méchanceté gratuite n’est pas la raison principale. Il y a d’abord et surtout le besoin insatiable de faire savoir que l’on sait. De faire savoir que l’on est parmi les premiers à savoir ou à avoir su (ou vu). En un mot, c’est penser que l’on peut exister ainsi. Ma consœur Hanane Guendil propose d’ailleurs sur les réseaux sociaux une définition combinée entre divulgâcheur et rkhiss (un « moins-que-rien », un « pour pas cher ») : « individu égoïste et simple d’esprit, dont l’activité principale est de spoiler GOT [Game of Thrones, ndc] à ses amis sur les réseaux sociaux pour se sentir exister ».

Etre le premier à savoir, donc, et vouloir à tout prix qu’on le sache… Dans les salles de rédaction, j’ai toujours été étonné de voir la satisfaction tirée de l’annonce à voix haute d’une info tombée sur le fil des dépêches. Rien à voir avec un scoop dont on serait l’auteur mais juste l’info d’un autre dont on se saisit en étant le premier à l’annoncer à son entourage.

Il y a aussi de l’arrivisme dans le divulgabîmage. On montre que l’on a accès à des choses inaccessibles à d’autres comme par exemple l’avant-première d’un film ou l’abonnement (coûteux) à une chaine de télévision payante (à moins de disposer dans ses bonnes connaissances d’un « Huggy les bons tuyaux » capable de récupérer telle ou telle série sur le net, parfois même piratée avant sa diffusion…). Je spoile donc je suis. Je spoile car j’ai plus que toi… Je me souviens, par exemple, de ce camarade de collège qui, à la rentrée de janvier, racontait à la classe entière le menu détail de La fièvre du samedi soir. En fait, le message, le vrai, consistait à dire qu’il avait passé ses vacances en France, loin de l’ennui hivernal d’Alger. Et comment oublier cette bagarre aussi mémorable qu’étrange entre deux lycéens, pourtant amis, chacun prétendant être le premier à avoir fait connaître à l’autre Hotel California des Eagles ? Souvenir aussi de ce camarade qui menaçait de nous révéler le nom du tueur de J.R. Ewing (dans Dallas) pour mieux nous rappeler son séjour chez un proche vivant en Californie…

On peut divulgâcher par émotion, parce qu’on a tellement été impressionné par un épisode que l’on veut immédiatement partager ses propres sentiments. Si l’on reste dans Game of Thrones, on peut comprendre l’envie pressante d’en parler quand se terminent Les noces pourpres ou quand arrive ce qui doit arriver à Hodor… Dans ces cas, on parlera de divulgâcheage véniel. On sera moins indulgent avec le divulgâcheage snobinard qui part du postulat que ce n’est pas son dénouement qui fait l’intérêt ou la qualité d’une œuvre et qu’on peut donc le dévoiler sans aucun égard pour les autres. Une spécialité de Pierre Murat, un critique de cinéma que l’on peut entendre sévir le dimanche soir pendant Le Masque et la Plume sur France Inter. On divulgâche aussi par accident. Imaginons une discussion entre amis à propos d’une série un peu ancienne. Quelqu’un évoque le dénouement (ou le non-dénouement comme par exemple dans Lost) à la grande fureur de celui ou celle qui vient de la découvrir…

Enfin, on peut divulgâcher par divagation. Expliquons… Prenez une série, un film ou un livre. Une fois que l’on a compris ce dont il s’agit, on peut donner libre cours à son imagination en listant tous les dénouements possibles. Si on joue à ce jeu devant des amis et si on fait mouche, comme ce fut le cas pour une universitaire du Maine à propos du film Seven, il est possible de provoquer des contentieux durables… Néanmoins, le divulgâcheage par imagination n’est pas un exercice simple. Il faut vaincre sa propre propension à se laisser captif de l’intrigue, à se laisser porter (piéger ?) par ce qu’un auteur a concocté pour nous. Faire une pause dans la lecture d’un (bon) polar et, crayon et papier sur table, réfléchir à l’intrigue, essayer de deviner qui est le coupable ou d’imaginer les dénouements possibles, voilà des détours qui peuvent s’avérer très stimulants.


Il y a encore beaucoup à dire sur ce thème notamment le lien entre littérature et divulgâcheage qu’il soit explicite ou implicite. Nombre d’auteurs ne peuvent s’empêcher d’annoncer la couleur, parfois même sans s’en rendre compte. Reprendre un livre, repérer les petits signes et indices qui façonnent la fiction : tout cela est un bel exercice où logique, réflexion, analyse littéraire, histoire de l’art et psychanalyse convergent. Mais on s’éloigne du sujet. Pour clore cette chronique en générosité, voici donc un divulgâcheage (par imagination) : Samwell Tarly sera le grand vainqueur de Game of Thrones

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