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Le Quotidien d’Oran, jeudi 10 août 2017
Akram Belkaïd, Paris
A la fin des années 1980, une monarchie du Golfe fit
beaucoup parler d’elle dans les médias occidentaux, notamment financiers. Il ne
s’agissait pas encore de Dubaï (qui allait devenir la vedette des années 2000)
ou du Qatar (l’actuel thème incontournable) mais du Koweït. Début 1988,
profitant de la privatisation de BP dans un contexte boursier morose, le fonds
souverain de l’émirat prenait progressivement le contrôle de près de 22% du
capital de la compagnie pétrolière britannique. Un outrage pour Margaret
Thatcher et son gouvernement qui – après moult polémiques et menaces -
trouvèrent le moyen légal d’obliger les Koweïtiens à ramener leur part à 9% à
partir de janvier 1989. En clair, et règles du libéralisme ou pas, il était
hors de question que Londres accepte qu’une ancienne colonie devienne le
principal actionnaire – voire le propriétaire – d’un joyau du Royaume-Uni. L’économie
de marché, oui, mais pas quand il s’agit d’Arabes…
Cet épisode engendra nombre de débats et d’analyses
qui paraîtront très actuels au lecteur. En Occident, la presse multiplia les
articles sur les ambitions, jugées « démesurées » et
« inquiétantes », du Koweït. Comme par hasard, on commença alors à
s’intéresser de plus près à la condition des étrangers asiatiques vivant dans
cette pétromonarchie ainsi qu’à celle des populations bédouines sans
nationalité (les « bidoun »). En revendant leurs parts, les Koweïtis
firent une grosse plus-value (plus d’un demi-milliard de dollars) et jurèrent
que leur objectif n’était que d’engranger des réserves financières pour leurs
générations futures. Rien n’y fit. Pour l’opinion publique occidentale, le
Koweït était la grenouille (arabe) qui se voulait plus grosse que les bœufs occidentaux.
Ce qui explique pourquoi l’image internationale de l’émirat était aussi
négative quand il fut envahi par l’Irak en août 1990.
L’affaire du Koweït et de BP illustra une règle
d’airain qui demeure encore en vigueur. Les monarchies du Golfe n’ont pas le
droit de tout faire avec leur argent. Elles peuvent prendre des participations
dans les grands noms de l’économie mondiale mais ne pourront jamais prétendre
les acquérir. Elles peuvent multiplier les investissements boursiers, elles se
gardent bien d’exiger un siège dans les Conseil d’administration des grandes
multinationales. Le corolaire de cette règle est que ces mêmes monarchies sont
aussi obligées de mettre leur argent là où leurs puissants protecteurs les
incitent (obligent) à le faire. Armement et défense, aéronautique, secteur
financier : une (bonne) partie des pétrodollars ou gazodollars se doit
d’être recyclée dans les économies occidentales. Les monarques du Golfe le
savent et ils n’ont pas le choix.
Proposons maintenant une reformulation de la règle
exposée ci-dessus afin d’aborder l’affaire Neymar, ce joueur brésilien de
football dont le transfert mirobolant au Paris-Saint-Germain, propriété du
Qatar, défraie la chronique. En fait, si les monarchies du Golfe savent que certains
investissements ou certaines acquisitions leurs sont interdits, elles savent
que, pour le reste, elles ont le droit (l’obligation ?) de faire n’importe
quoi avec leur argent. Certes, on peut analyser le transfert de Neymar comme
une opération économique destinée à faire entrer de l’argent dans les caisses
du club (et donc du Qatar). Cela passe par la vente de maillots et la publicité
en attendant les retombées financières d’éventuelles victoires dans les grandes
compétitions. On peut aussi expliquer que ce transfert est un message
géopolitique destiné à signifier que le Qatar, confronté au blocus et à la mise
en accusation de ses voisins saoudiens et émiratis, demeure debout.
Il n’empêche. Cet argent dilapidé dans les jeux du
cirque aurait pu (mieux) servir ailleurs. On pense au sort des réfugiés
syriens, à celui des Palestiniens. On pense surtout à la faim dans le monde, ce
scandale politique majeur. Le Qatar est sans cesse à la recherche de moyens de
renforcer ce qu’il croit être un nécessaire « soft-power » (stratégie
d’influence « douce ») pour survivre aux ambitions hégémoniques de
ses voisins. Cela peut se comprendre mais on est en droit de se demander
pourquoi nombre de ses investissements et initiatives sont toujours aussi
clivants. En réalité, l’hubris (la démesure) n’est jamais loin dans ses choix. La
démesure mais aussi la frustration. Comme son homologue du Koweït, l’émir du
Qatar sait qu’il ne pourra jamais se payer Exxon, Total ou Boeing. Ce n’est pas
une question de moyens mais de possibilité politique. Alors, il y a le reste.
Le somptueux (et non le somptuaire), l’ostentatoire, le
« al-bling-bling », tout cela étant encouragé par une foule
d’intermédiaires qui ont compris l’intérêt d’exploiter à la fois cette envie
d’exister à tout prix et cette compétition phallique entre monarques (et
familles royales) qui se détestent et se jalousent. Le transfert de
Neymar ? Qu’importe le prix, avec le PSG renforcé, le Qatar veut être le
premier à remporter la Ligue des Champions et faire ainsi la nique à son rival
d’Abou Dhabi dont le club de Manchester City échoue depuis des années à
s’imposer sur le plan européen.
On terminera cette chronique en relevant que les
indignations provoquées par le transfert de Neymar sont légitimes mais qu’il ne
faut pas être dupe non plus. D’abord, chez certains commentateurs, le racisme
anti-arabe n’est jamais loin. Ensuite, il est étonnant que personne ne relève à
quel point cette affaire est emblématique des temps actuels. Si un patron peut
gagner en un an l’équivalent de plusieurs siècles de salaires de ses employés,
pourquoi faudrait-il s’étonner qu’un club dépense une fortune pour se payer un
joueur (lequel a quelques talents contrairement à pléthore de patrons surpayés) ?
Comme toujours, le football n’est rien d’autre qu’un simple miroir du monde
dans lequel nous vivons.
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