Le Quotidien d’Oran, jeudi 12 avril 2018
Akram Belkaïd, Paris
Il est tôt. Très tôt. Le train express régional (TER) a été
annulé et remplacé par un car qui longe le Gardon en prenant son temps à
travers de petites routes de campagnes. Des nappes de brume flottent à hauteur
des pieds de vignes et des oliviers. Dans le bus, toutes les places sont
prises. Au moment du départ, le chauffeur a dû se fâcher pour faire descendre
deux jeunes hommes qui prétendaient voyager debout ou bien assis dans la travée
centrale. Normes de sécurité, leur a-t-il expliqué. Obligation d’être à l’heure
au travail, ont-ils répondu. En vain.
Les passagers dorment pour la plupart. D’autres pianotent
sur leur portable. Parfois, il n’y a plus de réseau. Pas de 4G ni même de 3G.
Alors, ils se rabattent sur des jeux ou s’assoupissent comme leurs voisins. Rares
sont ceux qui lisent. Pas de journaux et encore moins de livres. Le car
s’arrête à toutes les petites gares de l’itinéraire du TER. En temps habituel,
assis dans son wagon, on jette un coup d’œil discret à l’extérieur, fixant une
petite maisonnette à tuiles qui doit remonter aux premiers temps du siècle
dernier, notant l’herbe qui court sur le quai désert ou les vieux trains
réformés qui rouillent tranquillement sur une voie au gravier sombre. On se dit
alors que l’endroit semble vraiment loin de tout. Ce matin, le fait d’arriver
par car et d’avoir bien observé les environs, ne fait que décupler cette
sensation. On est bien au milieu de nulle part, décor propice pour un film sur
la ruralité des années 1930.
Un monsieur, la quarantaine, s’impatiente. Il faut faire
plus vite, j’ai une correspondance à prendre pour Paris, crie-t-il faisant
sursauter les uns et se retourner les autres. Il demande à ce que le bus
emprunte l’autoroute pour ne pas perdre de temps. Ce qui, en clair, revient à exiger
que l’on zappe les autres petites gares Le chauffeur lui répond qu’on sera à
temps au terminus. Qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter. Que la circulation sur
cette petite départementale est fluide et qu’il est dans l’obligation de servir
tous les arrêts même si personne n’y monte ou que personne n’y descend.
Nous voilà arrivés dans la « grande » ville. Sur
le quai C, plusieurs dizaines de voyageurs immobiles, l’air hagard de ceux qui
ont peu dormi. Des visages inquiets, qui ne cessent d’épier les panneaux
d’affichage. Le train pour Paris est annoncé avec quarante minutes de retard
« suite à des problèmes dans la préparation. » Allez savoir ce que
cela veut bien dire. On préparerait les trains avant qu’ils ne s’élancent à
grande vitesse ? Allez, mon petit,
tu vas y arriver. Tu vas toucher les trois cent kilomètres par heure, c’est
dans tes capacités…
L’homme qui s’impatientait dans le car est furieux. Quelqu’un
a eu la mauvaise idée de plaisanter avec lui en disant que c’était bien la
peine d’avoir mis la pression au chauffeur. Quarante minutes à attendre sur un
quai… L’interpellé lui jette un regard noir. Parce que vous y croyez, vous, à
ces quarante minutes de retard ? lance-t-il. Le TER annulé, le TGV qui
tarde, tout ça c’est la grève qui commence, ajoute-t-il, prononçant le mot qui
trottait dans tous les esprits. La grève ? Elle est normalement prévue
pour le soir, lui dit-on. Mais « ils » sont capables de tout, réplique-t-il.
« Ils » ont tous les droits et le gouvernement a peur d’eux. S’il ne
prononce jamais le mot « cheminots », il ne cesse de répéter celui de
grève et cela sème la panique dans les rangs des voyageurs.
On cherche un agent de la sncf pour se renseigner. Miracle
de la 3G, on consulte le site de la compagnie ferroviaire. A chaque fois, rien
de plus que ce que dit le panneau d’affichage et les écrans sur le quai.
Quarante minutes de retard. Attendez, non, c’est une heure de retard qui est
maintenant annoncée. Toujours à cause des problèmes lors de la préparation…
Résignation, stoïcisme, indifférence (du moins, en apparence), impatience et
rage à peine maîtrisée. Voilà les tableaux composés sur le quai où un petit
vent d’est fait frissonner les sans écharpes qui ont cru à tort au retour
définitif du printemps.
Non, non, la grève n’a pas commencé. C’est pour ce soir,
jure un agent sncf qui trouve le courage d’affronter la foule. On discute un
peu avec lui. Ah, que d’insultes entend-il depuis quelques jours. Privilégié,
lui ? Avec à peine plus que le salaire minimum ? Et cette étrange
phrase qu’il nous lance avant d’aller se coltiner de nouveau avec les
impatients : ceux qui insultent le plus les grévistes sont les plus riches
ou les plus pauvres…
Une chose est certaine, le quadra qui criait dans le bus,
fait partie des contempteurs. Il trouve anormal d’être « pris en
otage » et hausse les épaules quand on lui fait remarquer que personne ne
veut le tuer… Mais il vient de trouver une nouvelle raison de s’emporter. Sur
l’écran qui affiche la disposition des voitures du train selon les repères du
quai, il y a moitié moins de wagons que prévu. Nouvelle séquence de panique
collective. Je vous l’avais dit, ils sont en grève. Ils maintiennent les trains
mais diminuent le nombre de place. Il y a des gens qui vont voyager debout, je
vous le dis… Frémissements, corps et visages qui se crispent. Va-t-il y avoir
mêlée ? Faudra-t-il briser des vitres pour embarquer dans le train ?
Le suspense ne dure pas. Le TGV, bien préparé, finit par arriver, avec le
nombre prévu de voitures.
On retrouvera le quadra bien plus tard, prenant le métro à
la Gare de Lyon. En l’observant dans la rame (automatique) de la ligne 14, on
réalise, mais c’est une autre histoire, qu’à part nous, personne ne peut
imaginer que, celui qui n’est désormais qu’un simple parisien parmi tant
d’autres, s’est réveillé aux aurores pour prendre un car filant à travers de
petites routes gardoises embrumées…
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