Le Quotidien d’Oran, jeudi 29 mars 2018
Akram Belkaïd, Paris
J’ai soixante-dix ans monsieur. Maintenant, je fais des
ménages. Eh, oui… Quand vous
m’avez connue, j’étais plus heureuse, bien plus sereine. Ma boutique de fleurs
marchait encore assez bien. Vous savez, l’avantage avec
le commerce, c’est qu’on mange à sa faim. On a toujours un peu d’argent qui
rentre, quelle que soit la saison. Qu’il fasse soleil ou qu’il pleuve, les gens
achètent toujours des fleurs. Je faisais un bon chiffre d’affaires, je mettais
un peu de sous de côté, j’aidais mes enfants. Vous vous souvenez de ma grande
fille ? Elle tenait souvent la caisse le week-end. Aujourd’hui, elle a un
travail, un vrai, dans une société de logiciels. Elle a été à
l’université ! Depuis quelques années, c’est elle qui m’aide mais je ne
lui en demande pas trop. Elle a ses enfants à élever. Seule. Rien n’est facile
pour les gens comme nous, monsieur.
J’ai été obligée de vendre la boutique. Elle a été remplacée
par un magasin de téléphonie. Ça pousse de partout ce genre de commerce. Je
serais bien incapable de vendre ces appareils. Les fleurs, c’est simple. On les
aime, on les connaît. On conseille le client. On finit par avoir des habitués.
Les téléphones, les ordinateurs, tout ça, ce n’est pas pour moi. Je n’y
comprends rien. Ma fille a essayé de m’expliquer mais j’ai juste un petit
appareil pour répondre quand elle m’appelle. Je sais l’appeler aussi mais c’est
tout. Je ne pourrai même pas lui envoyer de message. Monsieur, je vais vous le
dire parce que je n’en ai pas honte : je ne sais ni lire ni écrire.
A l’école, j’ai toujours confondu les lettres. Je n’ai
jamais manqué un jour de classe, mes parents n’auraient pas voulu. Mais je n’avançais
pas. J’essayais. Je me penchais sur ma feuille, j’avais mon crayon et ma gomme,
mais je commençais à peine à recopier la phrase au tableau que mes copines
avaient déjà fini et elles passaient à autre chose. On m’a mise dans une classe
spécialisée. Enfin, spécialisée… On nous appelait les
« sans-espoir ». Ça faisait beaucoup rire mes amies. Aujourd’hui, les
choses seraient différentes. Ma fille me dit qu’il y aurait des gens pour
s’occuper de moi. Des spécialistes, des éducateurs… Des gens qui auraient la
patience de m’apprendre. A l’époque, ce n’était pas possible. Les maîtresses
croyaient que je faisais exprès, que je n’étais pas sérieuse. Ce n’était pas
vrai, monsieur. J’aurais voulu apprendre.
Aujourd’hui, quand mes petits-enfants me lisent une
histoire, j’ai les larmes aux yeux. Je me dis que ça devrait être à moi de le
faire. Alors, je leur parle des fleurs. Ils n’ont pas connu la boutique mais je
leur en parle souvent. Ils se souviendront que leur grand-mère était fleuriste.
C’est mieux qu’ils ne sachent pas que je fais des ménages.
J’ai vendu la boutique parce qu’un fleuriste a ouvert juste
en face de chez moi. C’est une chaîne, monsieur. Ils ont des prix imbattables.
Ils ont tué mon affaire en six mois. Personne ne m’a défendue. Je suis allée à
la mairie, j’ai même vu le député. On ne devrait pas avoir le droit de
maltraiter les petits commerçants comme ça ! Ou alors, ils auraient pu
m’embaucher, en compensation. Mais ils ne prennent que des jeunes qui ne
connaissent rien au métier. Je le sais, je passe devant chez eux tous les
jours. Des nouvelles têtes derrière la caisse, j’en vois chaque mois… Ma fille
me dit qu’ils ne m’auraient jamais embauchée parce que je suis trop âgée et que
je ne sais pas lire.
A quatorze ans, je suis entrée à l’usine, du côté du pont de
Sèvres. On y fabriquait des appareils électriques, des radios aussi. Je triais
les pièces et je les mettais dans des caisses ou des bacs pour que les
ouvrières puissent les assembler. Une syndicaliste de la CGT s’est occupée de
moi. Elle voulait absolument que j’apprenne à écrire. Elle m’encourageait, elle
me donnait des cours. Ça rentrait par une oreille et ça ressortait de l’autre. Mais
il y a une chose qu’elle m’a apprise que je n’ai pas oubliée. Elle me disait
souvent, « tu es illettrée, pas analphabète. » Je sais que pour les
gens ça ne fait aucune différence mais moi ça me fait du bien de le préciser.
J’ai été à l’école et je n’ai pas pu apprendre…
Je me suis mariée avec un ouvrier qui travaillait chez
Citroën. On s’est endettés, on a acheté la boutique. A l’époque, le quartier,
ce n’étaient que des populos comme nous. On a vu les choses changer. Ça a bien
profité à notre affaire. C’est moi qui tenait la caisse. Mon mari disait
toujours, « ma femme, elle ne sait ni lire ni écrire, mais elle sait
compter ». C’est vrai, mais je n’ai jamais su remplir un chèque. Et quand
il faut aller à la poste ou dans une administration, j’ai toujours peur de la
réaction des gens quand je leur dis que je ne sais pas remplir le formulaire.
Une fois, un employé de la sécurité sociale n’a pas voulu me croire. Il était
très fâché. Il m’a dit, « madame, même les étrangers savent remplir cette
fiche. » J’ai pleuré et il a fini par le faire à ma place. Des histoires
comme ça, j’en ai eu des dizaines et des dizaines. Monsieur, à part de ne pas
avoir la santé, il n’y a rien de pire que de ne pas savoir lire et écrire.
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