Le Quotidien d’Oran, jeudi 4 juin 2020
Akram Belkaïd, Paris
Il ne pouvait en être autrement. Dès les premières
manifestations aux Etats-Unis en protestation contre l’assassinat, par un
policier, de George Floyd, un afro-américain de Minneapolis (Minnesota), les
médias français ont été pris de leur habituelle empathie à l’égard des combats
antiracistes que connaît l’Amérique depuis si longtemps. Toutes les grandes
chaînes d’information en continu mais aussi les radios et les principaux
quotidiens ont consacré une large place à cet énième épisode de violence
policière débouchant sur la mort d’un être humain.
Les informations et les analyses concernant ce drame et les
impressionnantes marches populaires qui ont suivi offrent une image plutôt
fidèle de la réalité américaine. On citera en exemple les articles consacrés à
la ville de Minneapolis, dirigée par un démocrate, dont l’image
« progressiste » ne parvient pas à faire oublier des décennies
d’inégalités et d’impossibilité pour la population noire d’accéder à la
propriété immobilière. Les provocations et surenchères du président Donald
Trump, appelant à mater les protestataires et menaçant de déployer l’armée,
ajoutent à l’intérêt des médias français qui peuvent gloser à l’infini sur le
racisme et la violence intrinsèques des forces de l’ordre américaines.
Ironie de l’histoire, quelques jours auparavant, la France a
connu une polémique sur le même sujet. Camélia Jordana, chanteuse et actrice
née en France et de grands-parents algériens, a provoqué le tumulte avec deux
déclarations prononcées dans une émission de grande écoute sur France 2 : « Il y a des hommes et des femmes qui se
font massacrer quotidiennement en France, tous les jours, pour nulle autre
raison que leur couleur de peau. », a-t-elle ainsi déclaré avant de
préciser : « Il y a des milliers de
personnes qui ne se sentent pas en sécurité face à un flic, et j’en fais partie
».
On regrettera l’usage du verbe « massacrer » pris
au premier degré par de nombreux commentateurs trop heureux de discréditer le
propos de l’artiste. Mais pour le reste ? Qu’a-t-elle dit pour mériter un
tel torrent de critiques et de haine avec, à la clé, des menaces de poursuites
judiciaires proférées par des syndicats de policiers ? En France, une
bonne partie des élites vit dans le déni d’une réalité sordide. Celle de la
violence policière structurelle, pour ne pas dire systémique, infligée aux
minorités et aux classes populaires. Même les violences subies par les Gilets
jaunes – qui ont découvert en 2018 ce qu’enduraient depuis longtemps les jeunes
des quartiers – n’ont pas modifié la donne.
La peur du flic est une réalité. Le seul changement, c’est
qu’elle s’est étendue à d’autres catégories de la population. Aujourd’hui, les
gens vont aux manifestations avec la peur au ventre parce qu’en face, c’est
buffet ouvert. Recours à la stratégie de la nasse, usages intensifs de gaz
lacrymogènes alors que les cortèges sont calmes, tirs aux lanceurs de balles de
défense (LBD) sont devenus des actes courants symbolisés par les outrances du
préfet de Paris Didier Lallement. Ebranlé par la crise des gilets jaunes,
discrédité par son impréparation et sa désinvolture face à l’épidémie de
coronovirus, le gouvernement français semble craindre sa police. A chaque
bavure, le message est toujours le même. Il n’y a rien eu ou s’il y a eu
quelque chose, il faut faire preuve de compréhension.
Il est très probable que l’on ne sache jamais qui est le
policier qui a tiré une grenade lacrymogène dans le visage de feu Zineb
Redouane [note, l’affaire vient d’être classée sans suites !]. Ce sujet
qui devrait constituer une indignation nationale n’a jamais fait la une des
journaux. Il est vite évoqué et on passe à autre chose. L’affaire Adama est
encore plus symbolique. En juillet prochain, cela fera quatre ans que la
famille d’Adama Traoré, mort à 24 ans dans une gendarmerie, réclame justice. Et
cela fait quatre ans qu’une conspiration du silence vise à relativiser
l’importance des mobilisations. Mardi 2 juin, d’impressionnantes manifestations
ont eu lieu à Paris et Marseille pour réclamer la vérité. Le soir, les grands
journaux télévisés ont consacré des dizaines de minutes à la situation
américaine mais presque rien pour le rassemblement à la mémoire d’Adama Traoré.
L’évitement, toujours et encore… L’incapacité à reconnaître qu’il y a un vrai
problème de violences policières en France.
Il y a bientôt quinze ans (misère…), je consacrais une
chronique à ce qui fut le prélude aux émeutes de l’automne 2005 (*). Je faisais
le lien entre ces violences et le passé colonial qui a façonné bien plus qu’on
ne le croit la police. Évoquant le cas d’une connaissance, j’y racontais
comment on peut habiter le très chic septième arrondissement de Paris, avoir
une situation confortable dans la finance et avoir peur d’entrer seul dans un
commissariat pour y déclarer le vol de son scooter, tout cela parce que l’on a
un nom et un faciès maghrébin. J’ai revu cette personne il n’y a pas longtemps.
Nous avons reparlé de cette affaire. Elle m’a déclaré que cette peur n’avait
pas disparu, bien au contraire. Dans cette même chronique, j’évoquais les
contrôles d’identité musclés de la Brigade anti-criminalité (BAC). Le
tutoiement, les gifles qui fusent et l’impossibilité de protester sous peine
d’être embarqué pour le bien commode motif de rébellion. A dire vrai, rien de
tout cela n’a changé. Et le déni demeure.
(*) Après Clichy-sous-Bois, 5 novembre 2005. Chronique
reprise par Courrier International,
le 12 novembre 2005… (précision qui sera peut-être utile pour les exégètes de
ma chronique de la semaine dernière).
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