Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

lundi 22 juin 2020

La chronique du blédard : La roue tournera…

Le Quotidien d’Oran, jeudi 18 juin 2020
Akram Belkaïd, Paris

« Eddeniya t’dour »… Le monde tourne. Cette expression très fréquente en Algérie est de celles qui exhortent à la nécessaire patience face à l’arbitraire. Le message est simple. Quiconque réprime et inflige des malheurs à autrui en paiera tôt ou tard le prix. Sa condition changera et viendra alors le temps des regrets et du repentir. Qu’importe le temps, qu’importe le lieu, la justice, qu’elle soit immanente ou pas, solde les comptes. L’ivresse de la puissance, le sentiment d’impunité, la volonté d’écraser autrui, tout cela s’efface. Le monde tourne, il faut juste avoir la patience d’attendre. Eddeniya t’dour

Cette expression m’est revenue en tête en relisant une nouvelle de Selahattin Demirtaş, cet homme politique emprisonné par le régime turc en raison de ses opinions politiques démocratiques et progressistes. Depuis sa cellule, Demirtaş écrit désormais des nouvelles (*). Le titre de l’une d’entre elles fait écho au liminaire de cette chronique : « La roue finira bien par tourner ».

De quoi s’agit-il ? Salim Bey Kurtoğlu est un avocat d’Istanbul à la situation très confortable. Un jour, très agité, anxieux, il décide de se rendre à Erzurum, dans l’est du pays. Ni sa femme ni son fils ne comprennent les raisons de ce voyage. Le narrateur indique que le prétexte avancé – un procès – est un mensonge. Au fil des lignes, on suit donc le périple de Salim Bey. Arrivée en avion puis location d’une voiture. Sur la route, c’est un décor de montagnes, de neige et de pic rocheux noirs qui l’entoure. Le voici à Karayazi, une sous-préfecture où il a vécu jadis. Il reconnaît les cafés bondés où les gens jouent encore aux dominos comme à l’époque où, jeune procureur de la République, il y avait ses habitudes avant qu’on ne lui conseille d’éviter les lieux.

Nous sommes au cœur du Kurdistan turc. Dans cette région où les bâtiments officiels ont tous un buste d’Atatürk (Mustafa Kemal) et où s’affichent des slogans proclamant « quel bonheur de se dire Turc ! » ou bien encore « chaque Turc est né soldat ». Salim Bey poursuit son chemin. La neige est partout. Ses pneus ont des chaînes et il lui faut essuyer l’écriteau rouillé qui porte des traces de balles pour prendre la bonne direction. Le voici enfin arrivé au hameau de Yüksekkaya. C’est le crépuscule. La neige continue de tomber. Deux jeunes Kurdes viennent à lui. Ils ne comprennent pas ce qu’un homme comme lui vient faire dans leur village mais ils ne disent rien.

Le mouhtar (équivalent du ‘omda égyptien) de Yüksekkaya ne lui pose pas non plus de questions mais lui offre l’hospitalité. Salim Bey décline, il tient à aller chez Hasan Sürgücü. Lequel lui ouvre grand la porte de sa modeste demeure et lui dit « Bienvenue monsieur. Entre donc, ne reste pas dehors. » Salim Bey est au terme de son voyage. Le vieux couple qui l’accueille s’affaire tandis qu’il se repose dans la pièce centrale. Ni Hasan Sürgücü ni sa femme ne lui posent de question. Il est juste accueilli. Gardons un œil sur l’épouse de Hasan. « Vêtue d’une robe à fleurs bleu marine taillée dans une étoffe épaisse, de bas de laine tricotés à la main, un foulard blanc sur la tête, la vieille sourit à Salim Bey avec respect, en joignant les mains sur sa poitrine. Il lui répondit de même. Malgré ce sourire chaleureux, il pouvait voir le chagrin qui rongeait ses traits et la tristesse dans ses yeux. »

A l’extérieur, il neige encore plus fort. A l’intérieur, « le couple dépose du miel, du beurre, du fromage frais, de la féta, des olives et tout ce qu’il possédait » sans oublier un ragoût dont le « fumet exquis » remplit très vite la pièce. Si l’on compte bien, ils sont trois dans la maison. Salim Bey et le vieux couple. En réalité, ils sont quatre en comptant une photographie dans un cadre, celle du fils, Devran Sürgücü, dont l’avocat évite le « regard ». Pour Salim Bey, rien ne se passe comme il l’a prévu. Venu se confronter à sa conscience, il s’est d’abord senti accablé, « pour la première fois de sa vie, de ne pas savoir un mot de kurde. » Ensuite, le calme l’a gagné. « La paix à laquelle il avait aspiré toutes ces années, il l’avait trouvée dans cette petite pièce, dans un village de montagne, la nuit, en pleine tempête de neige. »

Le lendemain, l’avocat décide de repartir. Il n’a rien dit, il n’a rien échangé avec le couple. « Tu es notre invité, monsieur. Nous ne te demanderons ni pourquoi tu es venu ni quand tu reviendras » lui dit Hasan Sürgücü en essayant, en vain, de le convaincre d’attendre un temps meilleur pour repartir. A ce moment du récit, une autre expression algérienne vient à l’esprit. Ketlouh bel qdar : « Ils l’ont tué avec le respect ». Cette attitude qui consiste à ne jamais se départir de son calme et de sa dignité face à n’importe quelle situation, face à n’importe quel fâcheux, soudard ou mauvais plaisant.

Salim Bey s’en va donc sur la route enneigée. Que voulait-il au couple Sürgücü ? Que lui arrivera-t-il ? Tout cela est dans la nouvelle mais il ne revient pas au présent chroniqueur de le dévoiler. L’important, c’est de ne pas oublier que partout où l’oppression règne, la roue finit toujours par tourner.

(*) Lire à ce sujet, ma note de lecture « Le sourire du combattant » (Le Monde diplomatique, mars 2020), à propos du recueil de nouvelles de Selahattin Demirtaş, « Et tournera la rue », traduit du turc par Emmanuelle Collas, Éditions Emmanuelle Collas, Paris, 2019, 216 pages, 16,90 euros.

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