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Le Quotidien d’Oran, jeudi 3 juin 2021
Akram Belkaïd
Il y a quelques jours, le spectacle de nos compatriotes agglutinés devant l’agence d’Air Algérie, avenue de l’Opéra à Paris, m’a brutalement renvoyé dans le passé. Aussi loin que remontent mes souvenirs, cela s’est toujours passé ainsi ou presque. Dès les premiers beaux jours, sous le regard incrédule ou amusé des passants et des touristes asiatiques, la « chaîne » se formait et, avec elle, ses scènes respectives de colères collectives, de pertes de sang-froid, de malaises voire de bagarres (l’une d’elles, mémorable, avait opposé des clients et des vigiles antillais et provoqué l’intervention brutale des CRS à la fin des années 1990). Ailleurs, notamment devant les agences pour réserver un passage en bateau, c’était aussi le même spectacle affligeant d’une communauté avilie et transformée en bétail.
Nous ne sommes plus dans les années 1980 et 1990. Il y a internet et ce qu’il est censé offrir comme gains de temps. Mais en ces temps de Covid-19, après plus d’une année de verrouillage des frontières, des milliers d’Algériens résidant en France veulent absolument rentrer au pays. Sur le net, les réservations sont difficiles à valider et la rumeur se charge du reste. Ce « serait » plus facile en agence. Là-bas, si on est patient, on peut s’arranger et trouver chaussure à son pied.
Je ne m’attarderai pas sur les conditions iniques imposées aux candidats au retour. Elles ont changé en moins de deux jours et cela pourrait encore évoluer. Mais le message intrinsèque qui est envoyé à la communauté est toujours le même : vous devez en chier, vous devez souffrir. Rien, en Algérie, ne s’obtient facilement, il n’y a donc aucune raison pour que vous ne soyez pas confrontés à la même difficulté. Il est des pays qui ouvrent grand leurs bras à leur diaspora, ne serait-ce que pour des raisons économiques. Il en est d’autres, l’Algérie est en tête, qui prennent un malin plaisir à la rudoyer voire à l’humilier. Et cela ne date pas d’hier.
En observant les personnes installées dans la file d’attente – leur nombre a été tel que ces regroupements sont désormais interdits, les réservations ne se faisant que via internet – j’ai vu donc de la colère mais aussi de l’abattement et de la résignation. Comme si tout cela était normal. Un acte d’une simplicité absolue, rentrer chez soi pour les vacances d’été, devient ainsi une épreuve où l’on se doit de se vider de soi, de consumer ses forces. « Ils aiment ça. Ils sont incapables de faire les démarches normalement » m’avait dit un jour un très haut responsable avec un immense mépris dans le ton. Pour lui, les premiers responsables sont les Algériennes et les Algériens, incapables d’autodiscipline, toujours enclins à créer le bazar là où il ne devrait pas exister.
Personne n’aime être rudoyé. Personne n’aime la difficulté quand les choses pourraient être plus simples et plus fluides. Mais il y a des décennies de conditionnement, d’application de mesures bureaucratiques tatillonnes, de soupçons à l’égard de celui qui vient de l’extérieur. Il y a aussi cette volonté d’en imposer à l’autre, de toujours le dompter, de lui signifier qu’il y a ceux qui commandent et imposent et ceux qui obéissent et baissent l’échine. Ainsi, les droits dont nous sommes tous censés bénéficier deviennent des exceptions, des prodigalités accordées de manière aléatoire ou intéressée, c’est selon. Donc non, « ils » n’aiment pas ça. Mais « ils » ont, nous avons, été conditionnés à ce rapport de force.
On me dira que c’est la faute à la pandémie de Covid-19 et qu’il est normal que les autorités soient vigilantes pour ne pas favoriser la diffusion du virus. Comme presque toujours avec ce système, des arguments rationnels sont destinés à conforter l’arbitraire. Tous les pays du monde ont pris des mesures prophylactiques mais seule l’Algérie a fermé ses frontières à ses ressortissants vivants, ou étant présents, à l’étranger. Dans le même temps, des privilégiés ont continué de faire l’aller-retour avec l’Europe, notamment la France. Des travailleurs étrangers employés dans des chantiers sont entrés en Algérie alors que certains venaient de zones où l’épidémie flambait. Une logique à géométrie variable…
Nombre d’Algériennes et d’Algériens vivant au pays ont trouvé ça « normal ». Ces mesures restrictives n’ont guère choqué ni indigné. Chose rare, cette fermeté discriminatoire est peut-être même l’un des uniques points de convergence entre gouvernants et gouvernés. Haro sur les zmigri ! Celles et ceux qui, via les réseaux sociaux, se sont plaint de ne pouvoir rentrer au pays peuvent en témoigner. Peu d’empathie, peu de soutien et même des propos moralisateurs et insultants. « Vous êtes à l’étranger, c’est votre choix, ne venez pas vous plaindre », « c’est de votre faute [les émigrés] si le virus est entré en Algérie », etc.
Dans une série de Tweet datant de mercredi 2 juin, ma consœur Leïla Beratto dresse un constat pertinent : « J'ai lu, écouté, regardé, un certain nombre de commentaires liés aux premières arrivées d'hier, et au processus d'ouverture partielle des frontières algériennes. J'en conclus que peu de personnes comprennent ce par quoi les gens bloqués sont passés/passent. » Et d’ajouter : « Les auteurs de commentaires semblent ne pas mesurer ce qui se joue, non pas uniquement d'un point de vue économique, mais d'un point de vue émotionnel et psychologique. Et je ne peux m'empêcher de penser que c'est de notre faute [celle des journalistes et des médias, note du chroniqueur], de ne pas avoir su raconter. »
Cela est vrai. Mais la tâche est rude car la force de ces récits devra vaincre au moins deux conditionnements cités précédemment. Le premier est celui du « pour l’Algérien, rien ne s’obtient facilement de la part de ses autorités. Il faut qu’il en sue et qu’il peine ». Le second est lié à la combinaison de détestation, de mépris et d’envie à l’égard de la diaspora. Le « tu es parti, tu dois payer » semble avoir encore de beaux jours devant lui sauf si, bien sûr, on est un footballeur né en France (et encore, on en reparlera à la prochaine défaite de l’équipe d’Algérie…).
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