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Le Quotidien d’Oran, jeudi 4 octobre 2019
Akram Belkaïd, Paris
Ce n’est pas un mois comme les autres. Chaque
année, malgré le temps qui passe, les souvenirs reviennent en force. On repense
à ces journées sombres, à cette sanglante rupture de confiance entre un peuple
et ses dirigeants. En octobre 1988 plusieurs centaines de jeunes algériens ont
été tués ou blessés par balles. D’autres furent arrêtés et torturés. Bien sûr,
il y avait déjà eu de sombres précédents. Le printemps berbère de 1980, les
émeutes de Constantine en 1986 (un épisode qui reste peu documenté mais qui fut
d’une grande violence). A chaque fois, les Algériennes et les Algériens eurent
droit à la répression, l’arbitraire et la propagande mensongère à propos du
complot-bla-bla-bla et de la fameuse main de l’étranger. Mais rien de
comparable n’était arrivé avant cette entrée des chars dans la capitale.
On dira, à raison, qu’il y a eu pire ensuite.
Que ce que le peuple algérien a subit durant les années 1990 n’est en rien
comparable au reste. Et c’est d’autant plus vrai que cette période noire fait
l’objet d’une occultation volontaire depuis l’imposition de lois d’amnistie. Il
n’empêche, Octobre, il suffit juste d’écrire ce mot, c’est un legs à part, un
sinistre augure dont on fut nombreux à ne prendre conscience que des années
plus tard, quand le pays était à feu et à sang. Octobre 1988, ce fut la
première preuve éclatante de l’échec profond du système. De son incapacité à
mener à bien les combats entamés avant même l’indépendance. Qu’est-ce qu’un
pouvoir qui tire sur un peuple désarmé ? Qu’est-ce qu’un pouvoir qui
arrête au hasard, va chercher des opposants – ou supposés tels – n’ayant rien à
voir avec les émeutes et les manifestations et qui les torture. Pour l’exemple,
pour le « on ne sait jamais, ça peut toujours servir ».
A ce jour, les responsables des tueries
d’octobre 1988 n’ont jamais été inquiétés. Il n’y a pas eu de commission
d’enquête, pas de procès et encore moins de reconnaissance de tort. Les
survivants attendent toujours une réparation digne de ce nom. Là aussi, on va
dire qu’ils ne sont pas les seuls, que les victimes des années 1990 sont elles
aussi confrontées au silence et à la chape de plomb. Mais si l’on réfléchit
bien à tout cela, on réalise qu’au-delà de l’affairisme ambiant de la mafia qui
nous gouverne et de sa volonté de garder ses crocs sur la rente, c’est
évidemment la perspective d’une justice transitionnelle qui s’oppose à la
volonté de changement et de transformation du système. Octobre 1988 nous dit tout.
Cela raconte l’impunité absolue des coupables et la détresse des victimes. Le
changement, s’il intervient en jour, obligera au devoir de justice. C’est
pourquoi il convient d’entretenir la mémoire et de documenter le fil des
événements.
Bien sûr, nombre de responsables de l’époque
ne sont plus de ce monde. L’ex-président Chadli Bendjedid, qui a ordonné à
l’armée et aux forces de l’ordre de tirer sur les manifestants, a assumé cette
décision. Il n’est plus possible de le juger puisqu’il n’est plus de ce monde
mais son héritage mérite d’être interrogé. J’ai déjà écrit dans une chronique
précédente que son maintien à la tête de l’État algérien après octobre 1988, au
terme d’une élection présidentielle truquée, est l’une des causes du dérapage
de l’essai de transition démocratique (1989-1991). A peine deux mois après les
tueries d’octobre, le scrutin du 22 décembre 1988 fut une obscénité totale
(seul et unique candidat, il fut réélu avec 93,26% des suffrages).
On objectera que c’est lui qui a permis l’adoption
d’une troisième Constitution, celle qui a autorisé le multipartisme, et qui a
approuvé la conduite de réformes, notamment économiques. Mais, in fine, cela n’a pas marché. Quand on
vient du système on reste du système. On ne rompt pas avec lui parce qu’un
changement, un vrai, signifierait justement la concrétisation de l’exigence de
justice.
L’après-Octobre fut malgré tout une belle
espérance. Un an avant la chute du Mur de Berlin, l’Algérie entrouvrait les
portes de la liberté. Il est certain que nous avons trop vite tourné la page
d’Octobre. Trop vite accepté ce marché foireux proposé par le pouvoir (un peu
de changement mais dans la continuité du système). La génération née après
l’indépendance, la mienne, a failli. Elle a été incapable d’imaginer un
mouvement de protestation massive pour être à la hauteur du sacrifice des
victimes du 5 octobre et des jours qui suivirent. Il aurait fallu un Hirak pour
envoyer le système dans les cordes. La peur – fondée – de subir le même sort
que les victimes d’octobre a bridé les initiatives. En ce sens, la jeunesse qui
manifeste aujourd’hui dans la rue fait preuve d’un courage historique.
Car, au-delà de ce qui précède, la leçon
majeure d’octobre 1988 est toujours d’actualité. Hier comme aujourd’hui, nous
avons à faire face à un système capable de tout. C’est une leçon que les plus
âgés n’oublient pas – et qui explique leur réticence des premiers temps à
sortir dans la rue. Aujourd’hui, alors qu’une véritable répression s’abat sur
les Algériennes et les Algériens qui réclament une vraie transition, c’est
cette vérité qu’il faut toujours garder en tête.
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