Le Quotidien d’Oran, jeudi 24
octobre 2019
Akram Belkaïd, Paris
Slogans, chants, poings
levées, injonctions à dégager, cortèges, défilés incessants : les peuples
sont en colère. Il suffit de prêter une oreille, même distraite, à l’actualité
pour s’en rendre compte. Depuis plusieurs mois, c’est bel et bien un mouvement
planétaire qui secoue les pouvoirs établis et les oblige à réagir. La liste des
pays et des régions concernés est longue. Algérie, Bolivie, Catalogne, Chili,
Égypte, Équateur, France, Guinée, Haïti, Hongkong, Indonésie, Irak, Liban,
Maroc, Royaume-Uni, Soudan, Venezuela… Chaque semaine ou presque, un nouveau
foyer est ajouté à cette liste. Dans certains cas, les contestations populaires
déclinent ou s’éteignent mais il arrive aussi qu’elles reprennent de manière
soudaine, au gré des circonstances politiques.
Bien entendu, il serait
aventureux de placer toute cette colère dans une catégorie unique. Les raisons
des manifestations ne sont pas toujours les mêmes mais nombre d’entre elles se
rejoignent. L’Algérie et le Liban sont deux pays différents mais, dans les deux
cas, la finalité exigée est identique : un changement de système et la
capacité du peuple à enfin dire son mot. En Guinée, pays qui n’en finit pas de
se battre contre l’autoritarisme, c’est la perspective d’un troisième mandat du
président Alpha Condé qui mobilise l’opposition. En 2010, on pensait que
l’accession au pouvoir de cet opposant, jadis condamné à mort, allait ouvrir
une nouvelle page, on se rend compte que l’histoire se répète. Les opposants
d’hier deviennent les autocrates d’aujourd’hui. Ce qui se passe en Guinée
rappellera bien des choses aux Algériennes et aux Algériens : Une
Constitution que l’on amende pour ouvrir la voie à une présidence à vie, des
opposants condamnés par une justice aux ordres, une communauté internationale
qui ne dit pas grand-chose…
Mais le gourdin ne suffit
plus à garantir la tranquillité des tyrans car la révolte des peuples est
devenue contagieuse. Dans quelques jours, le 17 novembre, on célèbrera le
premier anniversaire de la grande manifestation des gilets jaunes français.
Multiple, protéiforme, parfois (très rarement, en fait) ambigu, ce mouvement a
subi une vraie répression qui laisse songeur quant à la réalité de l’État de
droit en France. Il est évident que les manifestations du samedi, qui se
perpétuent même si la presse n’en parle presque plus, ont inspiré d’autres
mouvements. En France, comme au Chili ou au Liban, il a fallu un catalyseur,
une taxe, pour mettre le feu aux poudres. Le litre d’essence dans l’Hexagone,
le ticket de métro à Santiago ou la communication WhatsApp à Beyrouth… Mais
attention à ne pas résumer les mouvements à cela. Comme souvent, les médias à
la recherche de clichés faciles, les résument par des appellations aussi
lapidaires que douteuses. On avait l’imbécile « révolution du
jasmin » pour la Tunisie, ou « révolution du sourire » pour
l’Algérie, on a maintenant la « révolution WhatsApp » pour le Liban
ou la « révolution du ticket » pour le Chili.
Dans la majorité des cas, et
au-delà de la question des libertés qui vaut autant à Alger qu’à Hongkong,
c’est la question d’un monde façonné par le libéralisme qui est posée. Nous
vivons dans un contexte général où les États ont de plus en plus de mal à
garantir le bon fonctionnement d’institutions et de mécanismes nécessaires à la
redistribution et au bien-être social. Les privatisations, la dette, les plans
d’austérité que le Fonds monétaire international (FMI) continue d’imposer, les
traités de libre-échange qui tuent, le verbe n’est pas trop fort, les
productions nationales, la généralisation des législations instaurant une
précarité dans le monde du travail, c’est tout cela qui alimente le ras-le-bol.
Que l’on soit au Liban, en
Algérie ou même à Hongkong, il y a une confusion qui est délibérément
entretenue entre la démocratie et le marché. L’idée que l’une ne peut pas aller
sans l’autre s’est tranquillement imposée depuis la chute du mur de Berlin, il
y a exactement trente ans. Or, on constate chaque jour les dégâts provoqués par
une libéralisation sans limite. Un pays comme la France en est l’illustration.
D’un modèle social bâti sur la solidarité, notamment entre générations (ou
entre travailleurs et chômeurs), on passe lentement mais sûrement au règne du
chacun pour soi et selon ses moyens. Si les Chiliens sont dans la rue, c’est
parce que la « réussite » des économistes qui servirent Pinochet ne
fut en réalité que l’organisation méthodique de systèmes inégalitaires destinés
à durer. Beaucoup pour une minorité, peu ou très peu pour le reste n’est pas un
projet viable à long terme. En tous les cas, il n’est pas conforme à la
démocratie car, dès lors qu’il est contesté, il oblige à l’usage de la force et
restreint les libertés, notamment syndicales.
A un moment ou un autre, un
mouvement de contestation populaire a besoin de carburant idéologique. Ce qui
vient de se passer en Algérie à propos de la loi sur les hydrocarbures en est
la preuve. Il ne s’agit pas simplement de dénoncer l’empressement et le manque
de transparence dans l’adoption de ce texte. L’important est aussi de savoir
quelle logique fonde cette loi. Que signifie la ressource nationale ? Que
signifie la souveraineté économique ? Que signifie le concept même
d’entreprise étatique ? Trop souvent, les lois visent à contourner des
exigences de conservation du bien public au profit du marché. C’est cela aussi
qui mérite d’être combattu.
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