Le Quotidien d’Oran, jeudi 9 janvier 2020
Akram Belkaïd, Paris
Le désordre s’était un peu calmé pour la période des fêtes
(moins de monde), mais, depuis le début de la semaine, la folie générale est de
retour. Paris, sans métro et avec très peu de bus (tous bondés) ressemble
soudain à une ville du tiers-monde. Au présent chroniqueur, elle offre des
réminiscences algéroises, cette ville où, jadis, marcher était souvent la seule
solution afin d’éviter les bus transformés en bétaillères – encore fallait-il
qu’il y en ait – ou les taxieurs ronchons à qui appartenait la décision de
prendre le héleur ou pas.
Certes, on n’est pas à Bombay ou à Calcutta mais un seul
métro, train, rer ou tram vous manque, et c’est le chaos urbain. A sept heures trente
du matin, heure de convergence entre écoliers, employés, livreurs, les rues ressemblent
à un terrain d’affrontement où règne la loi du plus malin, du plus retour, du
moins civil, c’est au choix. Ici, c’est une moto qui roule sur le trottoir. La
personne qui sort de chez elle et qui manque de se faire renverser proteste,
elle reçoit un doigt d’honneur en réponse. Se battre dès potron-jacquet ?
Est-ce bien cela la définition de la civilisation. Mais poursuivons notre
observation.
Sur le trottoir, toujours, il y a aussi de pauvres et
fragiles piétons, tous obligés de faire attention aux motos, on l’a déjà dit,
mais aussi aux vélos, aux trottinettes, aux skateboards ainsi qu’à d’autres
infections roulantes dont on ne connaît pas le nom mais qui font penser à des
culbuto qui penchent dangereusement. Tout se beau monde se frôle, s’invective,
ne se fait aucun cadeau, pas d’après vous je vous en prie, il n’y a que des
insultes grommelées dans le froid et la fatigue.
Le lecteur éloigné de ces empoignades se demandera pourquoi
tous ces mouvants roulants ne sont pas là où il conviendrait qu’ils soient,
c’est-à-dire, sur le goudron ou le pavé. C’est que, cher ami, les
embouteillages sont partout. Le feu est au rouge mais le gros quatre-quatre
passe quand même et, dans son sillage, l’inévitable Uber. A l’intérieur, un
visage stressé. L’homme est pressé, il
sait qu’il sera en retard, que son patron ne voudra rien savoir, même s’il dit
qu’il est sorti plus tôt de chez lui, dans le gel et la nuit noire. Ça
klaxonne, ça slalome, ça insulte les livreurs qui bloquent la rue – on ne pense
jamais assez au sang-froid et à la capacité d’endurance qu’exige ce métier dans
Paris.
Revenons aux piétons. Il y en a bien plus que d’habitude.
C’est normal. Certains, ont du mal à savoir où aller et se repèrent grâce à
leur téléphone portable. D’autres, pensent qu’il est tout à fait naturel de
consulter leurs messages ou de regarder une vidéo ou les réseaux sociaux tout
en marchant. Hé mec, t’es pas seul, tu sais. Les gens qui viennent en face ne
te feront pas de cadeaux. Tu vas te prendre des coups d’épaule ou de gros sacs.
Tu n’es plus à Paris, tu es à Manhattan, là où la lenteur est interdite tout
comme l’arrêt soudain au milieu du flot pour, encore et toujours, regarder son
téléphone.
Constatation de terrain. Il y a des gens qui ne savent pas
conduire. Ça on le savait (et à ce jeu, contrairement à ce que racontent les
mauvaises langues, les femmes ne sont pas pires que les hommes). Mais, la
nouveauté, c’est qu’il y a une foule de bipèdes qui ne savent pas marcher.
Habitués aux transports en commun, ils n’ont aucun sens du placement, de
l’évitement coordonné et des règles tacites qui régissent les transhumances
matinales ou vespérales. Madame, pardon de vous le rappeler, mais on marche
comme on conduit : à droite. Et on se croise sur sa gauche. Jeunes gens,
oui vous, vous voyez bien que le trottoir est encombré, vous ne pouvez pas avancer
de front à quatre ou cinq. Oui, le monsieur qui veut vous frapper a tort mais
il est un peu énervé par ses continuels gymkhanas.
Parlons encore rapidement du trottoir avant de passer à des
choses plus plaisantes. La marche au long cours fait découvrir l’état
calamiteux de ces bordures plus ou moins larges. Les obstacles sont partout qui
empêchent la progression en ligne droite. Des bacs à plantes transformés en
pissotières pour chiens et réceptacles à mégots, des tranchées mal refermées,
des bandes de terre boueuse, des gravats, des meubles à punaises abandonnées là
dans la nuit, des terrasses qui débordent, des trottinettes fièrement dressées
qui attendent leur utilisateur, des poubelles vertes ou jaunes, des scooters
garés : il ne manque que l’autobloquant glissant cher aux élus algériens
pour compléter le panorama.
Les choses plaisantes, maintenant. Dans un boulevard en
côte, droit mais en pente forte, dirait le père la baguette, un boyau étroit
est réservé aux deux roues. Attention piéton ne vas pas risquer ta vie en t’y
aventurant. Prenons une pause et suivons du regard un vieux cyclo en danseuse,
soufflant et ahanant comme une lanterne rouge larguée dans le col de
l’Iseran. Derrière lui, un jeune gars
s’agace, lui qui va plus vite, bien plus vite, grâce à son vélo électrique qui
lui permet de ne pas pédaler même quand l’inclinaison dépasse les 15%. Le
premier fatigue, le second veut passer à n’importe quel prix, d'autant plus qu'il est talonné par deux ou trois trottino-kokonos. Et il arrive ce
qui doit arriver. Les deux tombent. Fracas. Ça se relève, et ça s’empoigne. Ouna3tih ! (vas-y, cogne !). Ça
prétend sauver la planète mais à la première occasion, ça se castagne. Le spectateur
aux mollets brûlants applaudit. Ragaillardi, il est temps pour lui de reprendre
sa marche.
Conclusion lapidaire. Les mécaniques bien réglées
entretiennent l’illusion. Qu’advienne un dérèglement et, soudain, le vernis saute.
Les comportements décrits, on pourrait en citer d’autres, affichent tous le
même masque. Celui du « j’ai le
droit de mal me comporter et de faire n’importe quoi, parce que la situation
l’exige et que seule compte ma pomme ». Et d’afficher la mine qui va avec : à la
fois agressive et hagarde (mekhlou3a,
dirait-on en Algérie), comme si la fin du monde était proche. Tiens, à propos,
il y a quelques semaines, le présent chroniqueur a visionné la mini-série
intitulée « L’Effondrement » qui raconte la fin de notre
civilisation. Des comportements humains extrêmes à la croisée du désespoir et
de la sauvagerie y sont décrits de manière glaçante. On n’en est pas là, mais
la grève prolongée dans les transports publics parisiens est un bien déplaisant
révélateur (*).
(*) Cher lecteur, ne va pas voir dans cette dernière
remarque une critique de la grève en elle-même. Bien au contraire, le
chroniqueur est totalement solidaire.
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