Le Quotidien d’Oran, jeudi 26 mars 2020
Akram Belkaïd, Paris
En ce jeudi 26 mars, Karim Tabbou aurait dû être libre et heureux
parmi les siens. Au lieu de cela, il est en prison, avec un état de santé
inquiétant, dans un contexte terrible où personne ne sait comment le milieu
carcéral sera affecté par l’épidémie de Covid-19. Pour bien prendre la mesure
de ce qui vient de lui arriver, il faut rappeler plusieurs choses. D’abord,
cette voix emblématique du Hirak populaire et pacifique avait pratiquement
purgé sa peine de six mois. Ensuite, c’est quasiment au terme de cette peine
que le parquet – aux ordres du pouvoir exécutif, faut-il le préciser – a fait
appel. Et, comme par hasard, son procès en deuxième instance s’est tenu en
catimini sans même que ses avocats n’aient été informés. Disons-le
clairement : ces méthodes vicieuses sont celles de la junte chilienne qui
prit le pouvoir en septembre 1973. Ces méthodes sont celles d’un Idi Amin Dada
désireux de nettoyer son pays de toute opposition, fut-elle pacifique et
patriote. Ces méthodes sont celles de Siad Barré qui, au final, mena son pays,
la Somalie, à une guerre civile qui dure encore. Ces méthodes mesquines et
cruelles sont indignes du peuple algérien et de tout ce qu’il endure depuis des
décennies.
Durant son « procès », Karim Tabou a fait un grave
malaise après que le « juge » eut refusé de l’autoriser à ne pas
assister à l’audience en raison de l’absence de ses avocats. Question
simple : dans quel genre de pays juge-t-on ainsi un homme sans la présence
de ses défenseurs ? Même les Israéliens qui ont la main lourde à l’égard
des militants palestiniens font tout de même semblant de respecter les formes !
Autre fait scandaleux : Karim Tabbou ayant été évacué à l’infirmerie, le juge a
ordonné la poursuite du procès et l’a condamné à une année de prison ferme. Vite
fait, emballez, c’est pesé ! La manœuvre est grossière, digne de ses
instigateurs, et vise à empêcher cette figure de l’opposition à rejoindre les
siens et à reprendre sa place dans le Hirak, fut-il suspendu en raison de la
pandémie de coronavirus.
Vendredi dernier, le Hirak a démontré une maturité sans
égale avec l’absence de manifestations dans le pays. On sait que les débats ont
été vifs, que certains étaient partisans d’aller jusqu’au bout mais la
préoccupation du bien-être collectif a primé. En un mot, le Hirak a décrété une
trêve que le pouvoir entend exploiter pour mener à bien une vile besogne.
Revenir à la situation antérieure à celle du 22 février 2019. Celle où toute
voix dissidente était interdite. En fait, ce n’est pas une condamnation à un an
de prison que Karim Tabbou vient de subir mais bien une peine capitale qui ne
dit pas son nom. De cela, de ces méthodes de voyous, on ne dira qu’une seule
chose. Tout est et sera documenté. Certains se croient plus
fort que tout. L’exemple de Bouteflika et de son clan précipité de la falaise
en un clin d’œil ne leur sert guère de mise en garde. L’exemple de ce monde qui
vacille soudain par la faute d’un organisme invisible aussi.
Dans des circonstances aussi tragiques, le concept d’union
nationale ne devrait pas être galvaudé de la sorte. Si, de son côté, le Hirak a
suspendu ses manifestations, le pouvoir pourrait prendre des mesures
d’apaisement en décidant de libérer les détenus d’opinions. Cela constituerait
un acte politique fort mais aussi une démarche relevant d’un mot que nos
dirigeants utilisèrent jadis pour pardonner à ceux qui prirent les armes contre
eux : la Rahma. Dans l’affaire de Tabbou, ce qui frappe, au-delà du
caractère inique de la condamnation, c’est la perversité et la cruauté de la
démarche. Bien sûr, personne ne se fait la moindre illusion quant à la nature
du système et de ceux qui le servent docilement. Mais Karim Tabbou a certainement
dû irriter nombre de « décideurs » pour être traité de la sorte.
En tous les cas, la conclusion immédiate de ce scandale,
c’est que la présidence d’Abdelmadjid Tebboune n’a rien de différent de celle
d’Abdelaziz Bouteflika. Même méthodes, même hogra, même refus d’admettre l’idée
que le pouvoir n’est pas la propriété d’une caste. Qu’en sera-t-il dans
quelques semaines, quand les crises sanitaire et économique auront désorganisé
la planète entière ? Ce pouvoir croit-il pouvoir se passer de l’adhésion
populaire pour mettre les inévitables mesures d’austérité ? Qu’il regarde
le passé et qu’il note que ce genre de situation a toujours débouché en Algérie
sur de vraies tensions politiques pour ne pas dire sur des atteintes à la paix
civile.
Il est facile de persécuter un homme seul. Il est facile de
faire pleurer sa famille comme il était facile d’empêcher les Algériennes et
les Algériens de s’exprimer. Gérer sérieusement un pays, le moderniser, le
mener vers toujours plus de développement, c’est une autre affaire. Karim
Tabbou représente, et il n’est pas le seul, une Algérie nouvelle, multiple,
démocratique. Voilà pourquoi ce pouvoir infantilisant le cible. Mais,
répétons-le, l’histoire est loin d’être terminée.
Addenda : Cette chronique a été rédigée et envoyée
avant que ne tombe la triste nouvelle de l’arrestation de Khaled Drareni. Ce
confrère qui a incarné le professionnalisme en couvrant le Hirak depuis ses
débuts se savait dans le collimateur du régime. Trop brillant, trop
professionnel, pas malléable, trop visible à l’étranger, le système a décidé de
sévir en profitant de l’occasion offerte par la pandémie. Comme pour Karim
Tabbou, c’est à ce genre de méthode que l’on sait à quels genres de spécimens
humains nous avons affaire. Il y a des Algériens qui ne peuvent pas imaginer
autre chose que la domination sur autrui. Leur seule compétence, c’est la force
et le maintien de leur privilège sécuritaire, l’ivresse d’avoir prise sur les
autres. Mettez ces gens dans un environnement normal, réglementé, sans
passe-droit, et ils seraient forcés de prendre la porte. Le Hirak n’est pas
mort. Khaled Drareni doit être libéré. Et cette chronique est pleine de
solidarité et d’amitié pour lui !
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