Lignes quotidiennes

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Dernier ouvrage paru : L'Algérie en 100 questions. Un pays empêché (Tallandier, 2019)

jeudi 19 mars 2020

A l’hôpital

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Se rendre dans un hôpital parisien et y passer plusieurs heures par ces temps de pandémie n’est pas une expérience neutre. Ce qui suit n’est ni un reportage ni une enquête. Pour cela, il aurait fallu parler aux intéressé.e.s. Ici, il s’agit juste de phrases happées, entendues, de discussions que l’on écoute sans en avoir l’air, de scènes que l’on enregistre en faisant mine de regarder ailleurs. Commençons par une note positive. Comparée à celle d’il y a dix jours au même endroit, l’ambiance y est moins tendue, moins crépusculaire. Certes, les couloirs sont aussi déserts, la cafète habituellement peuplée d’internes plus ou moins débraillés et oisifs est fermée, idem pour le vendeur de journaux. Chaque pas résonne comme dans une crypte. Une voix, un éternuement, une toux, et les rares présents sursautent et se retournent, se protègent la bouche et le nez. Mais la sensation d’oppression a disparu. Du moins, elle semble moins prégnante. Peut-être est-ce le temps à l’extérieur qui joue. Ciel gris et pluie hier, soleil revigorant aujourd’hui. Il y a aussi le fait que l’ensemble du personnel porte des masques ce qui était loin d’être le cas lors de la visite précédente.
Les masques, parlons-en ou, plutôt, voici ce qu’en dit une infirmière à ses collègues : « il y a encore eu des vols hier. Les cartons ont été livrés avec des emballages déchirés. Il ne faut pas laisser traîner les boîtes. On met les réserves sous clé. On en donne aux patients s’ils n’en ont pas. Mais on leur explique qu’ils ne peuvent pas les changer toutes les heures. Il faut qu’ils fassent attention. » Elles sont trois, réunies devant un ordinateur. Elles remanient le planning, appellent pour annoncer le report des rendez-vous. A plus tard, quand le monde y verra plus clair. Appel après appel, même message. Elles soupirent et font les gros yeux quand à l’autre bout du fil leur interlocuteur râle ou leur dit que, de toutes les façons, il n’avait pas l’intention de venir. Dans la salle, un détail saute aux yeux. La bouteille de gel hydroalcoolique est scotchée au mur. Momifiée, scellée, aurait-on envie d’écrire. L’enlever, essayer de l’arracher, ferait beaucoup de bruit…
Une quatrième infirmière arrive. On comprend qu’elle est en retard parce qu’elle remercie l’une de ses collègues d’avoir avancé le travail pour elle. Elle se justifie. Hier, l’école qui est censé accueillir sa fille lui a annoncé qu’elle fermait et l’a dirigée vers un autre établissement. « Ça fait deux fois que je change. Ma fille n’y connaît personne. Ce matin, elle était dans une classe de six. L’instit qui les garde m’a demandé des masques et des gants. Qu’est-ce qu’elle va faire avec des gants… Mais bon, je ne peux pas lui dire non »
Au fil des (dizaines de) minutes, d’autres sujets sont évoqués. Faut-il remplir l’attestation de déplacement dérogatoire tous les jours ? Pourquoi ne pas faire un ordre de mission permanent ? Comment gérer les absences soudaines des collègues ? Non, la rumeur d’un cas de contamination chez les infirmières du quatrième n’est pas fondée. Elle est juste en arrêt maladie. « Pour autre chose ». Les brancardiers sont moins nombreux. Et certains ambulanciers n’ont toujours pas compris qu’on ne doit pas poser ses mains n’importe où. Et l’ascenseur ? Pourquoi tout le monde monte-t-il en même temps ? Il faudrait trouver une méthode pour limiter le nombre de personnes à l’intérieur. De toutes les façons, prendre les escaliers, c’est meilleur pour la santé…
Un médecin fait son apparition, téléphone vissé à l’oreille. Il raconte dans le détail une réunion. Continuer mais réfléchir à faire passer le message. Pas de masques, pas de tests… Trouver le moyen de rester sur le front tout en faisant entendre sa colère. Imaginer un truc avec les médias ? Des vendus… Ils donneront toujours plus de temps de parole au gouvernement… Toujours en téléphonant, il prend une liasse de papiers et s’en va. Les infirmières qui s’étaient interrompues reprennent leur discussion. Dans la salle d’attente, presque déserte, un homme enlève son masque pour manger une pomme. Une infirmière le tance. Elle doit lui donner un nouveau masque et elle n’est pas là pour les gaspiller.
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