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Le Monde de l’Éducation, Paris, septembre 1996
Propos recueillis par Mohammed et Akram Belkaïd
Intellectuel et penseur d’origine algérienne, Mohamed Arkoun (1) est docteur ès lettres et professeur émérite à la Sorbonne nouvelle-Paris-III. À travers une œuvre très importante, Mohamed Arkoun a développé une nouvelle discipline, l’« islamologie appliquée » destinée. confronter les discours islamiques aux exigences de l’homme et de la société.
« Peut-on envisager une éducation de type moderne en Islam ?
– Poser la question de cette manière n’est pas correct parce que le mot « islam » est trop général aujourd’hui. À quoi se réfère-t-il exactement ? Est-ce un système de croyances et de non-croyances, à un corps de doctrines théologiques, à un code éthico-juridique, ou à ses expressions culturelles variées selon les pays et les groupes ethnoculturels répandus à travers le monde ? On ne peut mélanger tous les niveaux, comme le fait la pratique actuelle des discours militants répercutés par la littérature politologique et les médias. Il est donc préférable, de parler de contextes islamiques.
En matière d’éducation en contextes islamiques, il faut distinguer l’éducation religieuse proprement dite et l’enseignement des disciplines scientifiques, plus ou moins conditionné par un cadre de pensée théologique. Dans la période classique (750 – 1258), l’enseignement religieux a bénéficié de la pluralité d’écoles théologiques, juridiques, mystiques ; progressivement, des traditions fixées dans des manuels se sont imposées à l’extérieur de chaque école. Aujourd’hui, le même enseignement religieux est étatisé et introduit dans l’école publique obligatoire, gratuite, mais fort éloignée de la neutralité laïque. Les maîtres chargés de cet enseignement n’ont accès qu’à des fragments insignifiants, parfois dangereux, d’une théologie popularisée depuis le siècle.
Une éducation plus centrée sur la connaissance philosophique s’est répandue aussi à l’époque classique, comme en témoignent les ouvrages de Miskawayh et de Ghazali (tous deux du XIe siècle). Cette ligne philosophique a été abandonnée après la mort d’Averroès (1198). Aujourd’hui, l’idéologie nationaliste, relayée par l’idéologie islamiste, a accentué le fossé entre sciences exactes étudiées comme en Occident et sciences sociales et humaines fortement contrôlées par plusieurs États-nations-partis.
– Mais existe-t-il en dehors de cette idéologie islamiste des points de repère en matière d’éducation ?
– Les points de repère riches d’enseignements sont tous situés dans la période arabe classique, c’est-à-dire la période médiévale en Europe. Les musulmans aiment à s’y référer pour opposer leurs richesses intellectuelles à un Occident fier de sa modernité. Ce débat et cette attitude vis-à-vis d’un passé lointain pèsent lourdement sur l’enseignement de l’histoire aujourd’hui. En vérité, il convient d’admettre que tout ce qui s’est passé dans la pensée moderne en Europe depuis le XVIe siècle est rigoureusement inconnu de la pensée en contexte islamique. Le fait est qu’on ne peut faire référence à des auteurs en contexte islamique classique que par curiosité historique et surtout pas en tant que références applicables aujourd’hui. Il y a donc un vrai travail de réévaluation à accomplir. Comment investir des outils modernes vis-à-vis d’un public scolaire qui plonge justement dans le désordre sémantique créé par l’idéologie nationaliste et islamiste dans les sociétés qui se disent musulmanes ? Comment débroussailler un terrain occupé par des idées fausses avant même d’installer un certain nombre d’idées modernes au sujet de l’éducation ?
À la Sorbonne, je suis confronté aux résistances de certains de mes étudiants, largement influencés par des auteurs qui ont reçu un enseignement fortement marqué par l’apologétique de l’islam et de la nation arabe. C’est contre cette vision qu’il faut lutter aujourd’hui si l’on veut introduire une approche nouvelle d’un enseignement moderne qui serait donné à un auditoire caractérisé par le pluralisme ethno-culturel, et la nécessité démocratique de respecter toutes les convictions et les positions cognitives.
– Face aux problèmes que peuvent poser les jeunes d’origine maghrébine en France, faut-il leur fournir un enseignement sur l’islam ?
– Il est hors de question dans le contexte français, où l’école est laïque, d’enseigner l’islam sous ses expressions « orthodoxes » destinées à conforter les croyances propres à une communauté. Je vois mal comment on pourrait enseigner l’islam dans un pays qui a exclu même l’enseignement du fait religieux. En revanche, ce qu’il faut défendre en France, c’est un enseignement de l’histoire comparée des religions et, bien entendu, celle des trois religions monothéistes qui sont le plus représentées dans le contexte européen. Il s’agit là d’une nécessité scientifique et culturelle.
En éliminant tout ce qui est religieux, l’État laïciste a éliminé une partie considérable de la culture de chacun, de son histoire culturelle, intellectuelle et artistique. Ce n’est pas de la neutralité, mais de l’atrophie culturelle et intellectuelle, si bien que nombre de Français sont aujourd’hui analphabètes en matière d’histoire des religions.
On a supprimé les outils les plus élémentaires pour comprendre des données millénaires qui ont marqué profondément toutes les sociétés et les cultures dans le monde. La laïcité comprise de façon militante s’est traduite en France par l’élimination totale de la pensée théologique, qui est pourtant une activité intellectuelle aussi intéressante et aussi instructive que l’activité philosophique. Si on introduit une histoire comparée des religions, le musulman de France sera immédiatement transformé dans sa perception de ce qu’il appelle l’islam. Nos « beurs » partagent l’ignorance générale, qui est une ignorance institutionnalisée et transmise par l’institution éducative telle qu’elle a été définie par la IIIe République.
– Les pays du Maghreb n’ont pas suivi le même chemin en introduisant l’enseignement de la religion dans leurs programmes, et le résultat est pourtant loin d’être positif…
– Ces pays ont également enseigné une ignorance institutionnalisée payée par l’État, consignée par les programmes officiels et perpétuées par un grand nombre d’enseignants improvisés qui n’ont pas été formés à l’histoire de la pensée islamique. Que n’a-t-on pas lu et entendu au sujet par exemple des chrétiens et des juifs, dont le Coran a beaucoup parlé en des termes qui méritent une relecture moderne, tenant compte de la critique historique. Nous avons enseigné officiellement dans nos écoles, après les indépendances, une ignorance institutionnalisée à propos de l’islam lui-même et des autres religions. Cet enseignement a produit des esprits fortement conditionnés à propos de la notion même de vérité religieuse et de la place de l’islam devant les autres systèmes de vérité. Ce qui est enseigné à propos de l’Islam n’a rien à voir avec ce que les penseurs musulmans ont enseigné pendant la période classique.
– Pour en revenir à la France et à sa population d’origine maghrébine, on parle tout de même d’un « besoin d’islam ».
— Je pose la question sous un angle culturel : comment donner des réponses adéquates à des demandes légitimes des musulmans qui vivent en France, sachant. Que, s’ils savent multiplier des demandes cultuelles, ils ne parviennent pas à articuler des demandes culturelles et intellectuelles modernes ? Il ne faut pas faire aussi l’erreur d’englober des populations ethnoculturelles et nationales différentes d’origine musulmane sous l’étiquette « islam ».
L’État français, jacobin, centralisateur, a déjà fait prévaloir la construction de l’unité nationale sur le respect des cultures et des langues locales depuis la Révolution. Voyez la situation actuelle de la Corse. Sur le continuent, des régions comme la Bretagne, la Savoie, la Provence, l’Alsace sont « assimilées » dans le creuset de la nation française. Politiquement et philosophiquement, l’État français n’est donc pas préparé à répondre adéquatement à des demandes culturelles qui favoriseraient des « identités » arabe, turque, berbère, algérienne… Cela veut dire qu’il faut entamer un débat riche, ouvert sur l’avenir pour déterminer les évolutions nécessaires de l’État-nation européens dans un espace européen plus large, et la place des cultures nombreuses qui veulent s’affirmer et vivre au sein de cet espace. On voit que les revendications des Maghrébins, des Corses, des Africains… ne peuvent être prises en charge que dans un cadre renouvelé des rapports entre États de droit et sociétés civiles. En participant activement à la recherche de solutions, les musulmans de France et d’Europe auront la chance de traverser des étapes historiques pleines d’enseignements pour des orientations semblables en contextes islamiques.
– Vous proposez donc une autre forme d’intégration ?
– Mon approche d’un pluralisme culturel affecte ainsi la conception de l’intégration à la manière de la IIIe République. Pour moi, l’intégration doit être pensée et construite dans le cadre d’une anthropologie politique, culturelle et religieuse qui reste elle-même à élaborer sous la pression grandissante des demandes « d’identité ». Il ne s’agira pas de céder à un relativisme généralisé des valeurs et des différences revendiquées dans chaque cas : une réévaluation critique de toutes les formulations identitaires sera aussi une tâche centrale permanente de l’anthropologie évoquée ici. Le conservatisme, le dogmatisme, les rigidités doctrinales ne sont pas uniquement du côté des religieux, on peut trouver ces traits même dans certaines postures de la raison moderne. C’est en tout cas dans cet effort de la pensée, tendu vers l’identification de solutions universalisables, porteuses d’avenir pour l’émancipation de la condition humaine, c’est dans cette direction que je m’efforce d’inscrire les contributions de toute pensée liée à un contexte islamique. »
Propos recueillis par Mohammed et Akram Belkaïd
(1) Mohamed Arkoun est notamment l’auteur de L’Humanisme arabe aux IVe/Xe siècles (Vrin, 1982), Essais sur la pensée islamique, Pour une critique de la raison islamique (Maisonneuve-Larose, 1984), Ouverture sur l’islam (J. Grancher, 1992).