Le Quotidien d’Oran, jeudi 14 mai 2020
Akram Belkaïd, Paris
Comme chaque crise d’envergure, la pandémie de Covid-19 est
aussi un révélateur de tendances lourdes ou de réalités plus ou moins
évidentes. On ne reviendra pas (pour le moment) sur l’incompétence et la
désinvolture criminelle de nombre de dirigeants à travers le monde (France,
Grande-Bretagne, Etats-Unis, Brésil,…). Encore une fois, on ne peut pas
empêcher les épidémies de survenir mais on peut, et on doit, avoir mis en place
le maximum de mesures et d’investissements sanitaires pour y faire face avec le
moins de pertes humaines possibles. Mais parlons d’autre chose.
Depuis la vague de confinements instaurés dans de nombreux
pays, il est beaucoup question de télétravail, une évolution notable dans
l’organisation des entreprises. Plusieurs secteurs ont ainsi pu continuer à
fonctionner grâce à l’usage de l’ordinateur et de l’Internet. La chose vaut
aussi pour l’enseignement puisqu’une « continuité pédagogique » a pu
être mise en place dans la plupart des établissements. Concernant le secteur
éducatif, il est légitime de douter de l’efficacité à moyen terme d’un tel
dispositif, surtout pour les plus jeunes. Mais le débat ne fait que commencer
et les défenseurs de l’enseignement à distance – synonyme de moindre frais de
structures – sont bien décidés à profiter de l’aubaine pour avancer leurs
pions.
Revenons au télétravail en entreprise avec cette remarque de
taille. Tout le monde ne peut y avoir accès. Dans les métiers manuels, cela est
tout simplement impossible. Un ouvrier, un maçon ou un libraire, ça ne peut pas
télétravailler. Cela crée donc une ligne de séparation claire dans la société. De
fait, les métiers à faibles revenus – souvent d’ailleurs les plus exposés à la
mortalité du Covid-19 (*) – sont exclus de ce qui est vu aujourd’hui comme un
avantage majeur : le fait de pouvoir travailler de chez soi.
Le problème est posé de manière encore plus épineuse au sein
d’une même structure. Télétravail pour des cadres, présence obligatoire sur
site pour les manuels et autres « petites mains ». Confort sanitaire
pour les uns, dangerosité pour les autres. De quoi aggraver le ressentiment des
seconds et même de générer un sentiment de déclassement pour celles et ceux qui
ne bénéficient pas du « privilège » de travailler à domicile. C’est
dans ces situations hybrides que les tensions les plus vives ne manqueront pas
d’apparaître et l’on imagine mille stratégies et marchandages pour gérer cela.
Dans certains cas, le télétravail est présenté comme un avantage accordé au
salarié, ce qui justifierait moins de concessions dans d’autres domaines comme
le nombre de jours de congés accordés ou les possibilités d’augmentation voire
d’avancement (« tu veux être augmenté, mais tu télétravailles déjà, ça ne
te suffit pas ? »
Encore faut-il pouvoir télétravailler. Car tout dépend
d’abord de la qualité de la connexion internet. Tout le monde n’a pas la chance
de disposer du haut débit supersonique dont bénéficient les internautes
algériens... Au-delà de ça, il y a aussi la question de l’équipement. Des
entreprises rechignent à ce que leurs salariés emportent chez eux le matériel
informatique qu’ils utilisent habituellement au bureau. Un ordinateur portable,
ça peut aller, mais c’est loin d’être le cas pour de grands écrans, une
imprimante ou un scanner. On relèvera au passage, pour en revenir à la question
de l’enseignement, que toutes les familles n’ont pas plusieurs ordinateurs ou
tablettes pour assurer un accès simultané aux cours. Sans oublier les foyers
qui n’ont pas le moindre équipement informatique, n’accédant à Internet que via
des téléphones intelligents.
Quand à celles et ceux qui télétravaillent, il ne faut pas
croire qu’il n’y a que des avantages à leur situation. Il s’agit d’un mode
d’organisation où les frontières entre vies privée et professionnelle sont
facilement brouillées. Cela peut paraître évident mais il est bon de rappeler
qu’il y a une différence entre tarder à rentrer du travail pour cause de
réunion de dernière minute et être obligé de se mettre derrière son ordinateur
dans sa chambre à l’heure où le reste de la famille dîne ou est devant la
télévision…
Il est aussi beaucoup question d’un maintien voire d’une
hausse de la productivité chez les gens qui télétravaillent. Rien d’étonnant à
cela. Les sollicitations sont moins nombreuses, le temps économisé du fait de
ne pas avoir à prendre les transports ainsi que le bienfait offert par la possibilité
d’être dans son propre environnement, sont autant de facteurs qui contribuent à
cette bonne productivité. Mais il ne faut pas se leurrer. L’enfer n’est jamais
loin dans cette affaire. Télétravail ou pas, la maladie de la réunion continue
de faire des dégâts. En pire. Vingt personnes qui conversent à travers Skype,
Zoom, Meet ou tout autre logiciel, c’est l’assurance de migraines répétées.
Imaginons alors quand le nombre de ces « meetings » est de quatre ou
cinq par jours voire plus…
Et ne parlons pas du stress provoqué à distance par les
« n+1 », ces fameux managers de rangs intermédiaires pour qui le
télétravail est perçu comme un risque de perte de pouvoir sur les
subordonnés. Résultat, nombre de petits chefs cherchent à exercer encore plus
de pression, vérifiant sans cesse que les intéressés sont bien derrière leur
ordinateur. Pendant longtemps les entreprises, à l’écoute notamment de ces
managers, ont rechigné à autoriser le télétravail. Aujourd’hui, la crise du
Covid-19 a modifié la donne et ouvert de nouvelles perspectives notamment en
matière d’économies faites grâce à la réduction de la superficie des locaux. Au
début des années 2000, les entreprises de conseil avaient déjà compris qu’il ne
servait à rien – sauf en de rares occasions – d’avoir tout le personnel réuni
en même temps. Désormais, il est plus que probable que de nombreux métiers
seront exercés en alternance entre le domicile et le bureau. Il reste à savoir
dans quel type de relations sociales cette mutation se fera.
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(*) C’est ce que montre notamment un étude de l’organisme
national des statistiques (ONS) de Grande-Bretagne intitulée « Coronavirus
(COVID-19) related deaths by occupation, England and Wales: deaths registered
up to and including 20 April 2020 », 11 mai 2020.
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