Le Quotidien d’Oran, jeudi 28 mai 2020
Akram Belkaïd, Paris
D’abord, il y a l’exigence de tout raconter. C’est un
travers et une exigence que nombre d’Algériennes et d’Algériens partagent.
Quand il s’agit d’évoquer l’Algérie et son actualité quelle qu’elle soit, il faut
que tout soit dit depuis le début quitte à se lancer dans de longs
développements historiques. Cela se vérifie souvent pendant les colloques ou
les tables-rondes concernant le pays. Combien de fois ai-je entendu tel ou tel
orateur commencer son intervention par un état des lieux de la situation
coloniale avant d’entrer (parfois très tardivement) dans le vif d’un sujet bien
plus contemporain. Et si, d’aventure, quelque chose manque dans l’exposé
(événement, repère chronologique), la salle saura le rappeler.
Je m’inclus sans peine dans la généralisation qui précède et
qui suit. Nous sommes obsédés par la nécessité du récit complet, détaillé à
l’extrême et contextualisé avec un souci méticuleux du détail. Pourquoi ?
Parce que nous considérerons que c’est cela le récit du « vrai ». On
en guérit mais il faut en avoir conscience. Dans la rédaction d’un texte ou d’un
livre à propos de l’Algérie, j’ai (douloureusement) appris à ne pas me faire
confiance. Il y a en face de moi un écriteau qui dit : « concision !
il faudra sabrer, charcuter, couper à l’extrême et sarcler ». Dans ce
genre d’exercice, le parfait est nécessairement incomplet et réducteur.
Ensuite, vient le rapport narcissique à la France. Que
disent-ils de « nous » ? est la question-clé. Encore adolescent,
j’avais intériorisé le fait qu’un article sur l’Algérie publié dans Le Monde, Le Nouvel Observateur, Paris-Match
ou même France Soir déclenchait une
agitation générale, chacun y allant de son commentaire. Quatre décennies plus
tard, nous en sommes au même point. En pire. Si l’historien Benjamin Stora diffusait
aujourd’hui sa série Les Années
Algériennes, il provoquerait un tsunami de réactions dans les réseaux
sociaux. Et on aurait droit à toutes les diatribes possibles doublées des
inévitables propos complotistes.
En suivant avec consternation la bronca – parfois très
haineuse - qui a suivi la diffusion du documentaire du journaliste Mustapha
Kessous (*), j’ai réalisé que l’un des pires cocktails qui soit est la
combinaison de cette exigence d’exhaustivité et la surréaction pavlovienne à
tout ce qui se dit, se publie ou se diffuse en France à propos de l’Algérie. Un
documentaire est un point de vue. Il y a un angle. On peut aimer ou pas mais on
ne peut exiger qu’il dise tout, qu’il explique tout. Le Hirak n’est pas
capturable en 72 minutes, ce serait mission impossible. Et il n’y aurait rien
de pire que de proposer au spectateur un exposé des motifs ou un article
encyclopédique. Sur ce sujet, chaque journaliste aura son point de vue sur la
question de l’angle, du traitement et du mode de narration. Et aucun choix ne
sera totalement satisfaisant.
Beaucoup de gens sont contents de ce qu’ils lisent ou
regardent parce qu’ils y retrouvent ce qu’ils pensent et croient. Si leur
cahier des charges n’est pas respecté, c’est l’hallali. Or, ce qu’il y a
d’intéressant c’est aussi, et surtout, ce qui nous dérange, ce qui ne colle pas
à notre schéma habituel de pensée et d’évaluation des situations. Ce qui
bouleverse nos certitudes. Dans le documentaire de Kessous, plusieurs personnes
abordent la question de la frustration sexuelle et de ses conséquences. Cela a
indisposé nombre de spectateurs. Dans un monde idéal cela devrait pourtant permettre
d’ouvrir un débat, fut-il limité aux réseaux sociaux. Mais non, les
condamnations se sont multipliées et l’on pouvait presque entendre le bruit des
chaînes mentales qui entravent la liberté de pensée de ces contempteurs
pudibonds.
Maintenant, il convient de poser la question
essentielle : pourquoi un documentaire diffusé par une télévision
française pour un public français (même si chacun sait que cela sera regardé au
pays) provoque-t-il autant de passions en Algérie ? La réponse n’est pas
simple. Mais il y a des pistes. Premièrement, le narcissisme national pousse à
penser que le documentaire est d’abord (et uniquement ?) destiné aux
Algériens. Que c’est un message transmis par l’ancienne puissance coloniale et
que cela entre certainement dans un schéma stratégique qui n’a rien à voir la programmation
ordinaire d’une chaîne de télévision. Deuxièmement, comme cela vient de France,
cela provoque nécessairement des réactions épidermiques. Lesquelles, hélas,
mille fois hélas, sont bien moins importantes quand une télévision algérienne
diffuse un « débat » où le Hirak est qualifié de complot ourdi en
France (encore elle…).
J’aurais ainsi aimé que naisse une bronca comparable en
raison du fait que, de sa prison, Karim Tabou n’a pas le droit d’appeler les
siens. Voilà un vrai sujet d’indignation. Mais là, silence radio pour beaucoup
de e-hirakistes ou hirak-clickistes. Troisièmement, il est temps d’arrêter de
n’attendre de ce qui vient de France que des choses gentilles et positives. On
a le nationalisme ombrageux mais on est fiers comme Artaban quand un compliment
traverse la Méditerranée. Et si ce n’est pas le cas, c’est le drame. Un peu
d’indifférence ne ferait pas de mal. Peut-être que si le Hirak l’emporte et que
nos télévisions ne sont plus aux ordres, alors les polémiques
algéro-algériennes prendront le pas, signalant ainsi l’avènement d’une
sensibilité moindre.
Le plus fatiguant dans tout cela est cette obsession
permanente du complot. Pour le régime, le Hirak est une machination de la main
de l’étranger. Pour certains de ceux qui n’ont pas apprécié le documentaire de
Kessous, ce film est un complot destiné à discréditer et à abattre (excusez du
peu) le Hirak. Comment expliquer à ces gens que, non, l’Algérie n’est pas au centre
du monde. Qu’il existe des centaines de millions d’êtres humains qui ont une
vague d’idée de ce qui se passe chez nous (la réciproque étant vraie aussi). Bref.
Un documentaire n’est qu’un documentaire. Il y en aura d’autres. Il faudra
qu’il y en ait d’autres. Mais, en attendant, tant d’hystérie ne peut
qu’interpeller.
(*) Algérie, mon amour, diffusé sur France 5.
_
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire