Libération, 18 avril 2011
TRIBUNELe "printemps des peuples" et ses effets sur la culture politique et médiatique du monde arabe
Alors que les révolutions tunisienne et égyptienne ont renforcé son statut de référence incontournable en matière d’information sur le monde arabo-musulman, Al-Jezira met actuellement sa crédibilité en danger. En cause, sa couverture partiale des manifestations à Bahreïn et en Syrie, ainsi que son soutien sans nuances aux rebelles libyens et à l’opposition yéménite. Entraînée par l’ivresse révolutionnaire, la chaîne qatarie ne semble plus se contenter du rôle d’observateur impartial. Là où sa petite sœur anglophone se borne à (bien) jouer son rôle de média neutre, Al-Jezira en arabe se comporte désormais comme si elle était le fer de lance du printemps arabe.
Mais concédons d’abord que sa couverture des révolutions tunisienne et égyptienne a été un modèle de rigueur journalistique. Ce n’est pas sans importance quand on sait que cette télévision a longtemps été critiquée pour son manque d’objectivité, ses diatribes anti-occidentales, ses excès en matière de victimisation du monde arabo-musulman et son caractère anxiogène - symbolisé par la diffusionad nauseam d’images sanglantes. Ainsi, dans le cas de la Tunisie, le soir même du 17 décembre, jour où Mohammed Bouazizi s’est immolé par le feu, Al-Jezira consacrait son antenne à ce qui allait déclencher une tempête alors inimaginable. C’est aussi Al-Jezira qui a rendu compte de la répression à l’intérieur du pays, notamment dans la région de Kasserine, quand les médias occidentaux se laissaient gagner par l’engourdissement des fêtes de fin d’année. Enfin, elle a été en pointe lors de la fuite de Ben Ali.
Ce rôle de locomotive journalistique, la chaîne qatarie l’a aussi joué, et de manière encore plus professionnelle, durant la crise égyptienne. Bien que très vite interdite par les autorités locales, elle a su trouver les moyens nécessaires, entre autres techniques, pour continuer de diffuser les images de la foule massée place Tahrir et des soulèvements de plusieurs villes de la vallée du Nil et du Sinaï. Sans Al-Jezira, de nombreuses chaînes du Moyen-Orient - sous influence de l’Arabie Saoudite qui s’opposait à la chute de Moubarak - auraient désinformé les Egyptiens et le reste du monde arabe. Il était saisissant d’entendre, début février, un journaliste de la chaîne Al-Arabiya affirmer que les manifestants pro-Moubarak étaient attaqués par les contestataires quand les images d’Al-Jezira collectées via Internet prouvaient le contraire.
Notons que, dans les deux cas tunisien et égyptien, Al-Jezira n’a jamais ignoré ou boycotté les régimes en place. On sentait poindre une volonté manifeste de traitement équitable entre les deux parties. Cela ne s’est pas répété pour les autres révolutions arabes. Pour ce qui est de Bahreïn, la chaîne de Doha n’a pas cherché à contredire la thèse officielle du complot chiite et iranien. Interrogés en direct, plusieurs membres du parti d’opposition Wefak ont été sommés de s’expliquer sur leurs liens supposés avec l’Iran et n’ont guère eu la possibilité de défendre leur point de vue. L’intervention de militaires saoudiens a été traitée a minima alors qu’elle constituait un acte contre-révolutionnaire majeur ainsi qu’un événement inhabituel dans l’histoire des relations entre les pétromonarchies de la région. Même prudence extrême à propos des manifestations en Syrie : le ton est mesuré, le traitement très factuel et les attaques contre Bachar al-Assad et les caciques syriens sont très rares. Les opposants sont sollicités avec parcimonie tandis que les partisans du régime syrien ont pu expliquer à l’antenne que les manifestations étaient l’œuvre d’étrangers et de frères musulmans.
A l’inverse, dans le cas du Yémen, Al-Jezira est du côté des manifestants. Elle exige, via ses analyses et la tonalité générale de ses sujets, le départ du président Ali Saleh. Une position conforme à celle des pays du Conseil de coopération du Golfe : le Yémen, trop pauvre pour en faire partie a beau jeu de crier au complot. Et lorsqu’un politologue saoudien met en garde contre une implosion de ce pays aux structures tribales, établissant un parallèle avec ce qui s’est passé en Somalie, il se fait renvoyer dans les cordes par l’une des journalistes d’Al-Jezira, cette dernière n’hésitant pas à lui reprocher de trahir ses «frères» yéménites.
Le parti pris est encore plus flagrant en ce qui concerne la Libye. Al-Jezira diffuse en boucle des clips mettant en scène la barbarie du régime de Kadhafi et soutient sans réserve l’intervention de l’Otan (ce qui désoriente nombre de ses téléspectateurs). Le très célèbre imam Youssef al-Qardaoui - lequel avait appelé, lors d’un prêche du vendredi, à «tuer» Kadhafi - est venu à l’écran pour expliquer qu’il ne s’agissait pas d’une «nouvelle croisade». Une caution religieuse qui a conforté la décision du gouvernement du Qatar de participer à l’intervention aérienne contre les troupes pro-Kadhafi. Al-Jezira s’oppose, souvent avec véhémence, à ceux qui critiquent cette guerre, qu’ils soient ou non des partisans du «guide» libyen : Amr Moussa, secrétaire général de la Ligue arabe, a été tancé sur l’antenne pour avoir émis des doutes sur la manière dont la coalition interprétait la résolution du Conseil de sécurité autorisant les frappes aériennes. De même, la chaîne a présenté comme une victoire la défection de Moussa Koussa, l’ancien ministre libyen des Affaires étrangères, oubliant au passage de préciser le rôle actif de cet homme dans la répression des opposants au régime au cours de ces dernières années.
Certes, la mort de l’un de ses caméramans en Libye a traumatisé la rédaction d’Al-Jezira de même que l’emprisonnement de plusieurs de ses journalistes. Mais aujourd’hui, Al-Jezira en est à défendre une intervention terrestre de l’Otan. Sauf à singer Fox News, ce n’est pas à une chaîne d’information que de militer pour la guerre.
Prochain ouvrage : «Etre arabe aujourd’hui», à paraître en septembre chez Carnets Nord.
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