Le Quotidien d’Oran, jeudi 25 décembre 2014
Akram Belkaïd, Paris
On dira que l’Algérie va
bien (ou mieux), le jour où un écrivain algérien, vivant au pays ou ailleurs,
pourra écrire ce qu’il veut sans craindre pour sa vie et sans que personne ne réclame
sa mort en raison de ses prises de position. A l’heure actuelle, il n’est pas
question d’entrer dans le débat de savoir si l’on est d’accord ou pas avec
Kamel Daoud. Cela peut se faire, plus tard, chacun produisant ses écrits et
confrontant ses arguments. Islam, Algérie, Palestine, identité : il faut
laisser cela pour plus tard. L’urgence, ce qui importe, c’est d’abord et avant
tout de refuser avec force que Kamel Daoud soit désigné d’un doigt criminel par
quiconque et cela dans la plus totale des impunités. Un Etat droit, un Etat
moderne, un Etat juste, est celui qui protège pas celui qui applique la loi de
manière discrétionnaire.
On dira que l’Algérie va
bien (ou mieux), le jour où le journaliste, le cinéaste, l’artiste ou l’intellectuel
pourront écrire, créer ou tout simplement s’exprimer à leur manière sans courir
le risque du procès d’intention. Le jour où ils pourront produire librement
selon leur inspiration, leur envie, leur crédo. Et cela sans qu’ils aient à subir
le soupçon ou à entendre l’insupportable ricanement vindicatif (et
envieux ?) qui ne voit dans cette production qu’une damnation ou l’échange
d’une âme et d’une conscience contre on ne sait quelle reconnaissance ou vile récompense.
On dira que l’Algérie va
bien (ou mieux) quand la parole du libre-penseur sera possible sans danger
aucun. Comme celle de l’athée, de l’agnostique, du sceptique ou du simple
croyant qui ne peut s’empêcher d’éprouver, et d’exprimer, des doutes. Ce
jour-là, l’Algérie et les Algériens seront forts. Cela voudra qu’ils auront
pris conscience d’eux-mêmes et qu’ils seront capables de tout regarder en face.
De tout affronter, sans peur ni haine : leur passé, leurs démons
identitaires, leurs tabous. Ce jour-là, cela voudra dire aussi que les croyants
auront réalisé que le propos de celui qui ne croit pas, qui doute ou qui entend
réformer au nom d’un vrai ijtihad
(pas celui de la pensée répétitive et non renouvelée) n’est un danger pour
personne et certainement pas pour l’islam. Car celui qui crie et tempête au
moindre propos qui ne lui sied pas, celui qui en appelle lâchement à la
punition et au sang, ne fait rien d’autre, en réalité, que d’offenser sa propre
religion et son Dieu. C’est lui, et lui seul, qui n’a d’unique moyen que
l’agitation outrancière pour se prouver à lui-même et aux autres qu’il croit et
qu’il est dans la voie de rectitude.
On dira que l’Algérie va
bien (ou mieux) quand la spiritualité, le partage, la tolérance et la
générosité auront remplacé la bigoterie et la religiosité ostentatoire,
matérialiste et inquisitrice. Quand on se penchera sur le fond du message plutôt
que sur la manière de croiser les bras au moment de la prière. Quand on
affrontera les défis éthiques de ce siècle (que disent nos imprécateurs sur le
transhumain ? Rien ou pas grand-chose…) au lieu de discourir pendant des
heures sur le caractère licite ou non d’un bonbon importé d’Espagne ou de Chine.
Quand les docteurs de la foi s’adresseront aux croyants en évitant de discourir
en boucle sur le néfaste et l’interdit au lieu d’élargir sans cesse le seuil
des possibles.
On dira que l’Algérie va
bien (ou mieux) quand son système éducatif produira enfin (de nouveau ?)
de la raison, du rationalisme, des esprits cartésiens et du respect pour les
idées d’autrui. La controverse, le débat, la dispute, le ton qui monte, les
fâcheries, les ruptures, les réconciliations qui suivent (ou pas) et même les
pamphlets, tout cela est sain et nécessaire. Mais ni l’unanimisme hypocrite ni
l’imprécation menaçante ne sont acceptables sachant que personne n’a le droit,
pas même un imam autoproclamé, de s’immiscer entre l’individu et son Créateur.
Acceptons que l’autre, le voisin, le
frère, le rival, soit d’un autre avis. Idée contre idée, argument contre
argument, joute contre joute, telle est la règle du jeu au sein d’un peuple
civilisé.
On dira que l’Algérie va
bien (ou mieux) quand le pouvoir algérien cessera d’instrumentaliser la
religion pour mettre au pas ceux qui n’ont pas l’heur de lui plaire ou qui
refusent de courber l’échine devant lui. Il faut le dire et le répéter : un
individu qui en appelle publiquement à la mort d’un écrivain doit être
poursuivi par l’Etat et cela même si le principal concerné ne porte pas
plainte. C’est à la puissance publique de faire respecter la loi et il n’y a
pas de nuance à avancer ou de raisonnement spécieux ou tortueux à tenir en
pareil cas. Si l’Etat algérien ne poursuit pas celui qui a appelé à la mort de
Kamel Daoud, c’est qu’il se satisfait de cette situation. Pourquoi ? Pour
le faire taire ? Pour lui envoyer un message ? Pour l’inciter à
quitter le pays ? Pour lui dire « tu peux écrire ce que tu veux en
Algérie mais attention à ce que tu dis en France » ? Pour faire
oublier la chute des cours du pétrole et occulter le fait que l’heure d’un
douloureux bilan est proche ?
On dira que l’Algérie va
bien (ou mieux) quand ce ne seront plus les intellectuels qui auront peur mais
ceux qui ont volé ou triché et que rien ne semble atteindre. Quand les
religieux qui monopolisent la parole en public s’indigneront de l’impunité des
détenteurs de biens mal-acquis à Neuilly, Dubaï ou Genève plutôt que de vouer à
la vindicte populaire un écrivain esseulé dont la seule richesse provient de
son travail et de l’huile de coude qu’il aura dépensé.
On dira que l’Algérie va
bien (ou mieux) quand un citoyen au cœur d’une controverse ne sera plus attaqué
en raison de la présence de certains signataires
opportunistes dans une pétition en sa faveur. Si quelques fripouilles notoires
qui pullulent dans le marigot germanopratin en ont signé une qui défendait
Kamel Daoud, ce n’est pas parce que son sort leur importe mais parce que c’est
tout simplement l’occasion pour elles de briller en utilisant sa déveine comme marchepied.
En réalité, elles n’ont que faire de ses déboires et l’on peut même penser que
certains professionnels de l’indignation aimeraient bien que sa situation se
complique encore plus pour pouvoir continuer de s’agiter sous les spots de
cette actualité-spectacle ô combien parisienne.
On dira que l’Algérie va
bien (ou mieux) quand il n’y aura plus besoin d’écrire ce genre de texte. En
attendant, le présent chroniqueur renouvelle tout son soutien à Kamel Daoud
dans cette lamentable affaire.
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