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Le Quotidien d’Oran, jeudi 17 juin 2021
Akram Belkaïd, Paris
Le peuple algérien est-il mûr pour la démocratie ? Côté pouvoir, et si l’on fait exception de la brève expérience réformatrice de la fin des années 1980, la réponse a toujours été négative. Dans l’ouvrage collectif « Les années Boum » (1) – auquel le présent chroniqueur a participé – Ahmed Bedjaoui, le grand spécialiste du cinéma algérien, rapporte les propos qu’a tenu le colonel-président Houari Boumediene à son ami, le réalisateur égyptien Lotfi El-Khouli qui lui reprochait alors – c’était en 1974 - le manque d’ouverture de son régime : « La démocratie ne s’octroie pas. Les gens doivent souffrir pour elle et accepter d’aller en prison comme toi, pour la mériter. Le jour où je verrai des élites algériennes accepter de payer le prix de la démocratie, nous en reparlerons. »
Quelques années plus tard, lors de la célébration d’un mariage où était présent tout le bureau politique du FLN – alors parti unique – j’ai personnellement entendu le même discours, ou presque, tenu par l’un des illustres membres de ce cercle très fermé. Venu « discuter avec la jeunesse », il lança au bout de quelques minutes, agacé par les (très timides et très prudentes) récriminations sur l’état du pays et de sa société : « nous avons arraché l’indépendance par la force. Si vous voulez que les choses changent, il faudra nous chasser, il faudra faire la même chose que nous. »
Qu’elles soient doloriste ou radicale, ces visions perdurent. Et même s’il nous faut mériter cette démocratie, il reste qu’elle n’est pas, du moins officiellement, une fin en soi. Elle n’est pas un horizon souhaité comme le fut, par exemple, le développement au lendemain de l’indépendance. La mascarade électorale à laquelle nous venons d’assister a montré la prééminence du propos relativiste. Il faudrait donner du temps au temps, former les gens, mettre en place des institutions solides, éduquer… Et si l’on persiste à dire que rien ne changera sans véritable ouverture, on peut encore entendre que la démocratie, dans un pays comme l’Algérie, ne peut que mener à un chaos comparable à celui des années 1990.
Il manquera toujours quatre-vingt-dix centimes pour faire un dinar. Poser des préalables à la démocratie, c’est, en réalité, ne pas en vouloir ou soutenir, sans l’assumer, le régime qui n’en veut pas. On peut pérorer comme on veut, en appeler à toute la littérature en sciences politiques, s’il n’y a pas d’ouverture concrète, alors le reste est du festi. Car personne de censé ne peut croire que la démocratie est un achèvement. C’est un processus continu, négocié. Fragile, sans cesse remis en cause par les tendances autoritaristes de l’espèce humaine. La démocratie, est une quête, un cheminement et un combat permanent qui passe par des droits acquis.
Surtout, la démocratie, ce n’est pas juste le fait d’organiser des élections – surtout quand il s’agit de ne pas accorder d’importance à la participation. C’est une expérience à vivre et à diffuser même quand elle est interdite. Plutôt que de contribuer à sauver la mise à un système qui ne veut rien entendre, il est préférable de contribuer à rendre « normale » l’idée de démocratie. D’en faire une référence en l’opposant à ce qu’est la réalité actuelle. Les droits élémentaires seraient ainsi vécus comme une norme tandis que leur non-respect serait vu pour ce qu’il est : une anormalité inacceptable.
Il y a quarante ans, au Brésil, alors sous dictature militaire, une poignée de footballeurs a initié un mouvement resté dans l’histoire. Joueurs du Sport Club Corinthians Paulista, plus connu sous le nom de Corinthians de São Paulo, des hommes comme Sócrates Brasileiro Sampaio de Souza Vieira de Oliveira (dit Sócrates), Wladimir Rodrigues dos Santos (dit Wladimir), Walter Casagrande Júnior et José Maria Rodrigues Alves (dit Zé Maria) ont bouleversé la gestion de leur club, démontrant par l’exemple comment on peut mettre en place des mécanismes démocratiques au sein d’une institution et comment cela peut rejaillir sur le reste de la société.
De 1981 à 1984, cette « démocratie corinthiane », fustigée par la FIFA, a fait en sorte que les joueurs prennent les principales décisions, qu’ils soient rémunérés de manière équitable, qu’ils décident des recrutements et de la tactique (ce qui déboucha sur un jeu offensif de légende). Ces joueurs ont ainsi démontré que la démocratie n’est pas une abstraction ou un privilège de pays occidentaux. Et quand le régime s’est engagé concrètement dans l’ouverture politique, les « Corinthians » ont soutenu la transition démocratique et appelé leurs concitoyens à aller voter avec cette célèbre banderole déployée par les joueurs avant un match : « Ganhar ou perder, mas sempre com democracia », soit « Gagner ou perdre, mais toujours en démocratie ».
Je ne sais pas si les intéressés en parleront un jour mais une telle expérience a été envisagée en Algérie. Il s’agissait de faire en sorte qu’un grand club de football devienne une entreprise détenue par ses supporters et ses joueurs, son président étant élu par ces « socios » sur le principe d’un socio, une voix. Quoi de mieux pour éduquer une jeunesse dépolitisée et manquant de repères citoyens ? L’expérience, on devine pourquoi, n’a jamais pu se réaliser. Club de football, cercle de lecture, think tank, association caritative, la démocratie, ou sa préparation, relève toujours d’une démarche subversive – mais pacifique – que le système autoritariste combat toujours quand il finit par la détecter. C’est un jeu du chat et de la souris qui se terminera quand celui qui a le monopole de la force comprendra enfin que les choses doivent changer et que les gens ne devraient pas aller en prison pour obtenir leurs droits et libertés.
(1) Les années Boum, sous la direction de Mohamed Kacimi, Chihab Editions, Alger, 2016.
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