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Le Quotidien d’Oran, jeudi 24 juin 2021
Akram Belkaïd, Paris
C’était en 2018, le 28 mai, un match de préparation de l’équipe de France de football en vue de la Coupe du monde dont on connaît aujourd’hui le résultat. Époque bénie d’avant-pandémie, le stade de Saint-Denis était plein à craquer malgré la pluie battante et malgré la modestie de l’adversaire du jour : l’Irlande (deux buts à zéro pour les Bleus). Un match agréable mais perturbé par le comportement bruyant de mes voisins. Dans la tribune où je me trouvais, juste derrière-moi, occupant quasiment toute la travée, des jeunes d’origine maghrébine semblaient, en effet, plus intéressés par leur smartphone que par les cavalcades de Mbappé.
Nous étions alors en plein ramadan et nombre d’entre-eux ne cessaient de se lamenter sur ce temps qui file lentement quand on attend avec impatience la tombée du jour. En fait, avec leurs propos haut-perchés, personne ou presque dans la tribune ne pouvait ignorer qu’ils jeûnaient. Mais ce qui m’intéressait, et agaçait, dans leur comportement, c’était leur consultation frénétique de leur écran le tout accompagné de propos plus ou moins ésotériques : cote, bonus, trixie, bankroll, BTTS, freebet, etc. Vous l’avez compris, ces gaillards pariaient sur des sites en lignes. Ils faisaient du « live betting », autrement dit, ils pariaient sur le match qui se déroulait devant leurs yeux s’ils avaient pris la peine de lever la tête.
A la mi-temps, j’ai échangé quelques mots avec l’un d’eux qui semblait furieux d’avoir perdu sa mise alors que l’un de ses comparses avait empoché un gain de quelques dizaines d’euros. Vous pariez en ligne ? ai-je demandé. Puis, ayant reçu une brève réponse positive, j’ai posé une autre question qui a jeté un froid : donc vous jeûnez mais vous pariez quand même ? Silence. Je n’ai pas insisté. Ils ont continué à jouer et à ne suivre le match que d’un quart d’œil, attendant le moment d’avaler la première datte.
Cette histoire pourrait illustrer à merveille la schizophrénie qui caractérise la religiosité ostentatoire d’une partie de la jeune française d’origine maghrébine. Elle peut aussi aider à démontrer que cette pratique de la religion n’est, le plus souvent, que l’expression d’une tradition culturelle et que la foi bruyamment proclamée s’accommode fort bien de certains interdits – pas tous – offerts par la vie moderne. A la fin du match, alors que je m’apprêtais à quitter la tribune, l’un des parieurs, briefé par son camarade qui n’avait su quoi me répondre, m’a interpellé pour se justifier. Selon lui, l’islam interdit certes les jeux de hasard mais le pari sportif étant la résultante d’un vrai travail de réflexion (analyse des équipes, évaluation des cotes, etc.), on ne pouvait blâmer les joueurs. J’imagine que c’est sur Internet que cet apprenti ouléma a puisé la fatwa qui lui convenait pour se trouver une excuse pour parier.
Mais si je vous raconte cette histoire, c’est surtout parce que les paris en ligne sont devenus omniprésents au sein de cette jeunesse populaire. Il y a quelques mois, le Bondy Blog a même tiré la sonnette d’alarme, mettant en garde contre les ravages que ces jeux provoquent dans les quartiers (1). Addiction, drames familiaux, endettement, recours à des actes délictueux pour financer les paris : voilà une situation qui ne cesse de s’aggraver depuis l’autorisation des paris en ligne en 2010. A l’époque, déjà, plusieurs voix s’étaient élevées pour demander qu’elle soit plus encadrée et qu’elle soit interdite de réclame. En vain…
Pour qui regarde l’Euro de football, il est ainsi impossible d’échapper aux clips publicitaires mettant en scène des jeunes empochant la mise et donc, pour reprendre une expression algérienne, « sortant du sous-développement ». L’argument de l’un de ces sites est d’ailleurs clair : pour aider la daronne (la maman), il faut parier. Ces sites sont omniprésents. Pour vanter leurs mérites, ils embauchent des personnalités connues, des journalistes sportifs, des comédiens et des « influenceurs », terme désignant les stars des réseaux sociaux qui attirent à eux des centaines de milliers pour ne pas dire des millions d’internautes, souvent jeunes.
Quelle que soit la latitude, l’emprise des jeux de hasard sur les classes populaires n’est pas une nouveauté. Mais pendant longtemps, jouer demandait un (petit) effort, ne serait-ce que le fait de se déplacer dans les endroits dédiés à cela. J’ai toujours été frappé par l’atmosphère sordide qui régnait dans les salles où des parieurs suivaient avec inquiétude telle ou telle course de chevaux tout en grattant des tickets censés leur faire gagner des fortunes. Aujourd’hui, nul besoin de bouger de chez soi. Internet, un smartphone et un compte en banque suffisent. Si on hésite, le site vous offre un ou plusieurs paris gratuits. Vous êtes lecteur de la presse sportive ou des magazines hebdomadaire ? Vous trouverez facilement un coupon vous encourageant à vous lancer avec deux ou trois « freebet », histoire de bien vous ferrer.
Dans un pays où des hommes et femmes politiques ne cessent de s’épancher sur les dangers du burkini, la question des paris en ligne et de leurs conséquences désastreuses devrait constituer une priorité. Mais l’argent sait toujours se faire respecter, même s’il est sale et qu’il fait le malheur des pauvres gens.
(1) « Dans les quartiers, les paris sportifs font des ravages », Latifa Oulkhouir, Bondy Blog, 24 février 2021.
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