Le Quotidien d’Oran, 14 juin 2018
Akram Belkaïd, Paris
C’est une évidence qui mérite d’être parfois rappelée. La nostalgie se nourrit de la comparaison entre
les temps présents et ceux, passés, vers lesquels elle nous projette. C’est un
révélateur, pas toujours rationnel ou objectif, qui présente toujours un
intérêt quand on prend la peine d’en interroger les causes. Prenons le cas de
l’équipe de France de football qui a remporté la coupe du monde en 1998. Ces
dernières semaines, et alors que s’ouvre le grand rendez-vous mondial du ballon
rond en Russie, ses joueurs sont omniprésents sur le plan médiatique.
Journaux, télés, radios et sites internet nous inondent
d’anecdotes et de récits sur l’épopée de la bande à Zinedine Zidane. On a même
eu droit à un match de gala entre ces vétérans et une équipe d’anciens jours
d’autres nationalités, dont le magicien bulgare Hristo Stoitchkov, renforcés
par Usain Bolt. Comme tout le monde ne le sait pas, le sprinter à la retraite a
décidé de s’engager dans une nouvelle carrière sportive en troquant les
crampons contre les pointes.
Ce fut un bel hommage, de la camaraderie, quelques belles
actions, un beau but de Zidane et des souvenirs en pagaille. Bref, on fait
beaucoup de bruit autour de « France 98 » alors même que l’on
s’interroge sur les chances de l’actuelle équipe, appelons-la « France
18 » de s’imposer. Certes, le sacre date tout juste de vingt ans et la
France est un pays où les médias comme la classe politique adorent marquer les
anniversaires décennaires. Cérémonies, souvenirs, albums et numéros spéciaux,
etc. Mais il n’y a pas que ça. Cette nostalgie nous dit surtout que la France
n’a toujours pas réalisé qu’elle a été championne du monde de football.
L’événement, unique, fut tellement extraordinaire en lui-même qu’il revêt
encore une dimension exceptionnelle. Attention, il ne s’agit pas de dire que
l’équipe entraînée par Aimé Jacquet ne méritait pas de gagner. Bien au
contraire.
Ce dont il s’agit ici, c’est qu’elle a été la
« seule » à gagner. Pour bien le comprendre, il faut regarder ce qui
se passe chez le voisin allemand. Chez lui, on est habitué à l’emporter. Depuis
les années 1970, pas une seule décennie ne passe sans un grand titre :
champion du monde ou champion d’Europe. Dans la mémoire collective, une équipe
de gagnants en chasse une autre. Au fil du temps, on finit par mélanger les uns
et les autres. Tel joueur, champion du monde en 1990 ou champion d’Europe en
1996 ? Pour dire les choses plus simplement, les compteurs de la victoire
sont remis à zéro de manière régulière. Le triomphe planétaire ou continental
devient une habitude, il est normalisé : il coule de source. Les
vainqueurs allemands de la Coupe du monde en 1990 n’auront jamais droit à un
culte ou à un hommage quasi-national comparable à celui des Bleus de 1998. Et
cela tout simplement parce qu’ils ne sont pas les seuls à avoir décroché le
trophée doré.
On dira qu’il n’y a qu’une seule Allemagne. Et que, exception
faite du Brésil et de l’Italie, deux pays où, là aussi, le succès se répète de
manière régulière, rares sont les nations qui peuvent exhiber une étoile sur le
maillot de leurs joueurs. C’est tout à fait vrai mais, dans ce cas aussi, il
faut pousser plus loin la réflexion à propos de l’habitude de la victoire.
Prenons l’Espagne, championne du monde de football en 2010. On ne dira pas que
les joueurs de cette équipe ne jouissent d’aucune aura. Mais cela n’a rien à
voir avec « France 98 » car l’Espagne continue de gagner. Bien sûr, son équipe nationale marque le pas
depuis sa victoire à l’Euro 2012, mais ses clubs continuent de truster les
titres. Et quand le football connaît un (très petit) passage à vide, d’autres
sports prennent le relais : tennis, formule un, basket-ball, moto : La victoria está en todas partes…
Exception faite du hand-ball (et de quelques disciplines
alpines), la France sportive gagne peu. En tennis, par exemple, Yannick Noah
est le dernier vainqueur du tournoi de Roland-Garros et c’était en 1983 ! (Ah,
cette litanie au mois de mai sur le nombre de joueurs hexagonaux encore en lice
qui s’amenuise de tour en tour…). Noah est d’ailleurs l’unique tennisman
français à avoir remporté, à l’époque moderne, un tournoi du « Grand
Chelem » (les quatre grands tournois du circuit mondial). En cyclisme,
Bernard Hinault est le dernier français à avoir gagné le Tour de France en
1985… Et si l’on revient au football, on rappellera que l’Olympique de
Marseille est le seul et unique club français à avoir été champion d’Europe des
clubs champions (1993). Il est d’ailleurs intéressant de relever que cet état
de fait n’intéresse guère les différents pouvoirs politiques qui se sont succédés
aux palais de l’Elysée ou de Matignon. Que le tennis français ne puisse donner
naissance qu’à un seul champion d’envergure en plus de trois décennies
mériterait, par exemple, une sérieuse remise en cause au sein de la fédération
de tennis. Mais ce n’est pas le cas.
Plus la victoire est rare, et plus elle devient omniprésente,
écrasante, dans l’imaginaire collectif. Pour que les choses soient différentes,
il aurait fallu que les Bleus de 2006 fassent oublier ceux de 1998. Cela s’est
joué à un coup de tête et aux tirs aux buts lors d’une finale oppressante au
possible. En perdant un titre qui lui tendait les bras, cette « France
06 » a redonné corps à l’ancien référentiel qui, régulièrement incarné
(1958, 1982, 1986, 1993), faisait de la France le plus flamboyant des perdants
(aux côtés, parfois, des Pays-Bas). Si, d’aventure, les Bleus de Deschamps
n’arrivent pas à l’emporter cette année (deux ans après leur échec à domicile en
finale de l’Euro), il y a fort à parier que le poids de « France
1998 » sera encore plus lourd à porter pour tout le sport français. Et
Zidane, Dugarry et compagnie continueront d’être les seuls choix possibles pour
les matchs de gala.
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